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LA MÉTISSE

nage. Puis dans l’afflux de nouvelles graves, sombres, qui arrivaient du vieux monde, ce petit incident fut tôt oublié

La grande et immortelle victoire française du 12 septembre vint, pour quelque temps, effacer des horizons les sombres nuages qui s’y amoncelaient. Si tous les Canadiens, de quelqu’origine qu’ils fussent, se réjouirent de cette victoire remportée sur les puissants Germains, Ce fut, partant des plus lointaines concessions de la province de Québec jusqu’aux rivages déserts de la Baie d’Hudson, un bravo, formidable. La France qui, pendant quelques années avait un peu perdu de son éclat dans les cœurs français du Canada, retrouvait du coup tout son immense prestige. Et sous l’effervescence nouvelle, qui sait si, plus tard, ces cœurs vaillants de français qui hésitent à partir sous les étendards britanniques, ne fussent point, très fiers, accourus sous le tricolore ?…

Et parmi ces Français de France et ces autres Français, tant Canadiens que Métis ou Acadiens, il en fut un qui souffrit atrocement, à cause de sa vieille mère qu’il ne pouvait abandonner, de ne pouvoir aller rejoindre les camarades dans la tranchée, sous le feu des Prussiens : ce fut François Lorrain. Pendant longtemps il demeura sombre, taciturne, sans plus d’attraits ni de zèle au travail de ses champs.

Mais un jour, revenant du village où il était allé conduire une charge de blé, il put voir Héraldine dans la cour de la ferme de l’Écossais. Il lui fut même loisible de causer cinq minutes. Il put entendre les paroles de gratitude de la Métisse, il put admirer ses grands yeux noirs, si ardents, si tendres, ses lèvres épanouies de sourires si doux, si bons ! Il oublia ses chagrins, ses soucis, et la pensée d’Héraldine demeura un rayonnement dans son âme.

Non… la Métisse n’avait pu, avec la reconnaissance naturelle qui enveloppait tant d’autres qualités exquises, oublier les soins dévouées, si touchants dont l’avaient presque gâtée les Lorrain. Aussi, aux prières récitées par France et Joubert avait-elle fait ajouter : « Seigneur, bénissez François Lorrain et sa bonne mère ! » Douce et sainte supplication jointe à la plus profonde confiance dans la puissance et la bonté de Dieu !…

Cette confiance sublime écartait de l’esprit d’Héraldine tous les soucis, toutes les inquiétudes : avec ses deux petits elle demeurait sereine et heureuse : cette confiance, c’était sa forteresse.

Dieu, néanmoins, dans ses vues profondes, réservait à la Métisse quelques autres épreuves auxquelles la brave fille allait faire face avec sa confiance habituelle et son énergie indomptable.

On était en octobre, époque où les gelées trop hâtives viennent souvent arrêter les travaux de la terre. MacSon et son employé occupaient leurs journées au charriage des blés aux élévateurs du village. Hansen était ivrogne, et l’Écossais qui aimait à boire un coup par çi par là, finissait par accorder le pas à son employé. C’est ainsi que chaque soir ils arrivaient à la ferme très en train tous les deux.

À ces moments, ces deux hommes paraissaient les meilleurs amis du monde et, à table, leurs familiarités les portaient à tenir des conversations assez équivoques. Héraldine demeurait froide et indifférente, comme si elle eût été sourde à leurs expressions grossières, aveugle à leurs sourires gras.

Mais Esther fronçait les sourcils et pinçait les lèvres ; et si elle ne parlait pas du moins elle faisait voir que ces sortes de conversations étaient fort mal venues.

Un soir que les hommes ne rentraient pas à l’heure accoutumée, Héraldine, sur le conseil d’Esther, alla se coucher : la jeune fille verrait au souper des deux hommes. Ceux-ci arrivèrent peu après, ayant bu un peu plus que de coutume. Hansen était en un tel état d’ébriété qu’il se tenait difficilement debout. Et ce soir-là, à table, les deux buveurs avaient la parole plus libre et le rire plus fréquent. À chaque fois qu’Esther apportait un aliment ou un ustensile réclamé par l’un des deux compères, Hansen ne manquait pas d’un clin-d’œil impudent, d’un sourire fat ou d’un mot équivoque. Par deux fois Esther lui ordonna, sur un ton sévère et méprisant, de garder pour d’autres filles ses drôleries.

MacSon, une fois, éclata d’un gros rire et, la voix zézayante, dit à sa fille ;

— Hé, là, mon Ezz… ther ! te fâge pas… pour rire qui dit za !…

La jeune fille ne répliqua pas, mais son regard courroucé leur fit comprendre qu’elle n’était nullement disposée à la plaisanterie.

Mais cette remarque de MacSon avait paru encourager les velléités audacieuses et saugrenues de Hansen. Pendant qu’Esther s’était retirée dans la salle voisine, le Suédois dit assez haut pour être entendu de la jeune fille :

— Je gage, MacSon, que tu serais pas fâché d’avoir un gendre comme moi ?…

Et Hansen riait d’un rire aviné, stupide.

Dans un autre moment l’Écossais eût passé l’imprudent par une fenêtre. Mais les effets singuliers de l’alcool lui ôtaient tout bon sens et tout raisonnement. Il ne voulait que rire, et rire de tout et à propos de tout.

Ce fut donc en riant aux éclats qu’il répondit :

— Commence d’abord par te jeter aux genoux de la belle !

— Ça prendra pas ! fit Hansen en branlant la tête avec doute.

— Essaye quand même.

— Non… il y a l’autre…

— L’autre ?

La figure de MacSon se figea tout à coup de surprise, et ses yeux bleus, sombres et méchants, interrogeaient avidement le Suédois.

— Quoi ! tu sais pas ?

— Non. Parle et dis ce que tu sais, toi, si tu sais quelque chose !

Et cette fois, MacSon, croyant que Hansen allait tenter quelque calomnie, s’apprêtait à sauter sur lui et lui régler son compte.

À cette même minute Esther, toute pâle, parut dans la porte de la salle.

Elle s’était arrêtée, et ses regards un peu effrayés se posaient sur le vilain Suédois.

Lui, partit de rire, et bredouilla, un peu gêné :

— Tiens !… c’est elle-même qui va nous conter ça !