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LA MÉTISSE

tout cela arriverait. Et il sentait que cela pouvait surgir tout à coup, à toute seconde, il le devinait par l’attitude épouvantée d’Esther. Oui, la jeune fille devait savoir quelque chose d’horrible, de monstrueux, car elle n’eût pas parcouru deux longs milles pour rien, dans la nuit, dans la boue du chemin, et dans le seul but de lui faire une peur. Car François avait peur, de fait, mais cette peur qu’il lisait sur les traits altérés de la jeune fille, et non d’un danger qu’il pouvait encourir. L’épouvante d’Esther l’épouvantait. Que se passait-il ? Qu’allait-il se passer ?

Il se le demanda vainement… Il n’en devait pas savoir davantage. Car avant même qu’il eût pu faire un geste, exprimer une parole, Esther MacSon s’élançait au dehors, courait vers la route avec sa lanterne. Et elle allait si vite maintenant, qu’on eût dit un fantôme s’éclipsant dans les ombres de la nuit. Ahuri, stupide, et sous la pluie qui recommençait à tomber, François Lorrain ne voyait plus qu’un feu-follet zigzagant le long de la route noire. Longtemps il demeura ainsi, inconscient de la pluie qui l’inondait, du vent qui soufflait, grelottant sans le savoir, guettant toujours cette faible lueur qui n’était plus dans le lointain qu’un point minuscule. Puis la lueur disparut tout à coup…

Alors seulement François Lorrain reprit possession de lui-même, il se rappela les paroles vagues, mystérieuses, pleines de terreur, de la jeune fille, et sa pensée ébaucha l’image de MacSon, c’est-à-dire l’ennemi ! Et alors aussi le vent lui apporta un imprécis roulement de voiture… et ce roulement venait dans la direction de sa ferme.

— Allons ! murmura-t-il, il se passe certainement quelque chose… et puisqu’on m’a dit de veiller, je veillerai. À la fin, je finirai bien par savoir. Et, sombre, inquiet aussi, il rentra dans la maison.


XXVIII


Lorsque François vit la lueur de la lanterne disparaître sur la route, Esther se trouvait à mi-chemin seulement. Elle avait également entendu le roulement de la voiture.

Elle avait aussitôt soufflé sa lanterne, et s’était dissimulée derrière quelques buissons.

Elle pressentait que cette voiture était occupée par son père et Hansen, qui allaient accomplir leur œuvre de destruction et de mort.

La voiture s’approcha lentement, silencieuse, la noirceur trop dense ne permit pas à Esther d’en voir les occupants. Seulement, il lui sembla que quelque chose de sombre traversait l’obscurité devant elle, et son regard comme son ouïe n’étaient guidés que par le bruit des roues. Puis la voiture s’éloigna. Frissonnante sous la pluie et dans le vent glacé, Esther attendit longtemps avant de rallumer sa lanterne et de poursuivre son chemin.

Rallumer sa lanterne !… Hélas ! elle s’aperçut qu’elle n’avait plus d’allumettes. Et c’est le cœur gros d’inquiétude qu’elle se remit en marche sur le chemin détrempé, glissant, tombant, se relevant. Peu à peu une lassitude énorme s’empara de ses jambes ; et pour peu elle se fut assise sur le bord de la route, dans l’eau n’importe où pour se reposer.

Mais à force de volonté et de courage, elle parvint à diminuer encore la distance qui la séparait de la ferme de son père, et quinze minutes de marche au plus restaient à faire.

Esther s’arrêta pour reprendre haleine. La pluie qui tombait sur sa tête par torrents, la noyait, roulait en ruisseau sur sa nuque, et cette pluie lui semblait bouillante, tant son sang courait dans ses veines comme une lave ardente.

Un coup de feu, parti du nord, la fit tressauter. Ses yeux désorbités interrogèrent en vain la nuit, et son oreille se tendit avec l’énergie que donne l’épouvante.

Un deuxième coup de fusil retentit… puis un troisième…

Oui, cela devait venir de la ferme de François Lorrain.

L’épouvante fit place à une curiosité maladive. Pour mieux écouter, elle comprima de ses deux mains sa poitrine qui éclatait.

Mais le silence demeura, seulement troublé par les gouttelettes de pluie fouettant l’eau des ornières..

Elle fut à nouveau saisie par une terreur superstitieuse, elle chancela tant ses jambes semblaient refuser de la soutenir encore, ses oreilles bourdonnèrent, et elle eut peur de mourir. Alors, avec une sorte d’énergie sauvage, elle se lança le long de la route au hasard, vers la ferme qu’elle devinait peu éloignée. Et c’est ainsi qu’elle arriva enfin, exténuée, à bout de forces.

Dans la cuisine, la lampe continuait de brûler.

Esther replaça sa lanterne dans le placard. Elle s’aperçut, à ce moment, que sa mante et ses jupes laissaient derrière elle une traînée d’eau, une rivière. Cela pouvait la trahir. Elle sortit dehors et tordit le mieux possible son linge, puis elle rentra et gagna hâtivement sa chambre en évitant de faire du bruit.

La jeune fille tressaillit violemment quand, avant de pénétrer dans sa chambre, la voix d’Héraldine demanda ;

— Est-ce toi, Esther ?

La pauvre enfant fit acte de volonté pour donner à sa voix l’accent accoutumé.

— Oui, Héraldine, c’est moi.

— Nos hommes sont-ils arrivés du village ? Que répondre ?… un mensonge parut nécessaire à la jeune fille, quitte plus tard à s’expliquer.

— Non, pas encore… je les attends.

— Quelle heure est-il ?

— Il passe dix heures, Héraldine.

— Merci, Esther.

C’est tout… mais l’effort a été effrayant pour Esther qui rentrée dans sa chambre, s’affaissa sur son lit, sans la force d’enlever ses vêtements mouillés.

Une heure passe.

Esther, comme plongée dans une sorte de demi-sommeil, perçoit le bruit d’une voiture qui pénètre dans la cour. Elle écoute sans bouger.

Aucun bruit de voix dehors.

Du reste, le vent gémit plaintivement et la pluie bat toujours aux vitres de la fenêtre.