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LA MÉTISSE

XXXVII


Saisie d’effroyable peur, Héraldine tourna sur ses talons et s’élança vers l’escalier. Mais au bruit que produisit la chute de MacSon, elle s’arrêta, pâmée, jeta un rapide coup d’œil vers la cuisine et aperçut l’Écossais écrasé sur le travers de la porte.

— Héraldine… reviens. Je voulais rire. Je ne te ferai pas de mal…

Ces paroles frappèrent étrangement les oreilles de la servante. En même temps, elle perçut le rire sourd et aviné de l’ivrogne qui paraissait faire des efforts inouïs pour se relever.

— Peut-être est-il trop ivre pour être dangereux ? se dit Héraldine avec un soupir d’espoir.

Elle se rapprocha un peu. Dans ce passage que la lampe de la cuisine ne pouvait éclairer, Héraldine demeurait invisible à l’œil du fermier. Elle avait donc cet avantage sur l’Écossais dont elle pouvait surveiller tous les mouvements. MacSon, essayant toujours de se remettre debout, disait, comme s’il se fût parlé à lui-même :

— Che pensais pas que ch’étais si soûl que cha !… Ch’est drôle tout de même !…

Un hoquet coupait sa parole, un ricanement résonnait, et de son front l’ivrogne frappait rudement le plancher.

— Sh’rai pas capable de me lever… Oui, shu capable… Dieu m’damne ! shu pas capable !…

Il jurait, se soulevait des mains et des genoux, retombait, riait.

La pitié monta au cœur d’Héraldine. Elle voulut lui prêter de l’aide, mais un reste de crainte la retenait.

MacSon, d’une voix plaintive et suppliante, poursuivait :

— Héraldine, viens donc m’aider… Mes jambes sont molles comme la l… laine… D… Didine… ma bonne Didine…

MacSon se mit à gémir, à pleurer.

La pauvre servante, très touchée, ne put résister davantage ; elle se rapprocha de l’ivrogne. Elle ne vit pas le regard ironique et méchant que le fermier lui décocha en dessous. Sans défiance, elle se pencha vers la brute, disant :

— Prenez ma main, monsieur MacSon, je vais vous aider.

MacSon partit de rire niaisement et avec beaucoup de difficulté il leva sa main gauche que la Métisse saisit.

Mais aussitôt elle poussa un cri terrible : d’un bond de tigre MacSon s’était dressé debout et avait saisi la pauvre fille dans ses bras puissants.

— Hein ! Métisse, tu m’appartiens cette fois ! Es-tu bête ! Tu sais bien qu’il en faut plus que ça de boisson pour abattre MacSon. Oui, tu es à moi, chienne, et je te tiens !

Héraldine se vit perdue. Que pouvait-elle opposer à la force herculéenne de cet homme dont les bras l’enserraient comme un étau ? Elle tenta de se débattre… d’un coup de tête elle heurta la figure de l’Écossais : du sang jaillit de la bouche de la brute. MacSon hurla un blasphème et serra plus fort Héraldine sur lui.

Découragée, la Métisse murmura ces paroles :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! vous ne voyez donc pas le monstre ?

Et le monstre ricanait horriblement, jouissant de son triomphe, vomissant de sa bouche écumeuse les injures les plus grossières.

Alors, comme si Dieu eût entendu la prière désespérée d’Héraldine, une voix jeune, retentissante, impérieuse, tremblante de colère ou de terreur, mais héroïque, cria :

— Laisse maman Didine l’Écossais !… Laisse-là !

Stupéfait, MacSon aperçut, dans le cadre de la porte donnant sur le passage, Joubert, pâle, plus blanc que sa robe de nuit, sa petite main levée et dont le poing se fermait menaçant.

— Lâche Didine… entends-tu, l’Écossais ?

MacSon poussa un rugissement.

— Tais-toi, vaurien ! Va te coucher !

Mais il ne lâchait pas prise ; il continuait à serrer sa proie qui suffoquait dans ses bras.

Alors Joubert courut à la table, saisit un couteau…

Et alors aussi Héraldine vit le petit homme tout blanc de colère, le regard fulgurant, les lèvres sevrées… Et elle le vit qui marchait sur MacSon, levant le couteau pour frapper…

— Non, non, Joubert, cria-t-elle avec une nouvelle épouvante.

Elle ferma les yeux, car il lui sembla qu’elle tombait comme on se sent tomber dans un rêve… car elle ne sentait plus d’étreinte… elle était libre… Mais une voix féroce hurlait aussitôt :

— Ah ! petit démon d’enfer, on va t’apprendre à menacer ton père !

Par un effort suprême de sa volonté, Héraldine ouvrit les yeux. Comme elle chancelait, elle se retint au cadre de la porte derrière elle. Puis elle vit MacSon, une bouteille à la main, s’apprêtant à frapper le petit Joubert qui, effrayé, avait laissé tomber son couteau et jetait autour de lui un regard éperdu. Et le bras formidable de MacSon descendait… Une seconde encore, et le petit, allait rouler sur le plancher, le crâne défoncé, pantelant, agonisant dans une mare de sang ! Héraldine eut cette vision sanglante !

Elle fit un bond… un bond effrayant, au hasard, devant elle, sans savoir où elle se jetait ! Un choc terrible sur son front… il lui sembla qu’un abime s’ouvrait sous ses pieds, qu’elle y glissait…

Elle s’écrasa, pensant qu’elle mourait…

L’affreux ricanement retentit encore à ses oreilles, et ces paroles de menace, de haine, de sang, la ranimèrent :

— Ah ! petit bandit, tes yeux ne verront plus jamais ce qu’ils ont vu ! Tes lèvres ne répéteront jamais ce qu’elles ont balbutié ! Attends !…

Le cri suprême d’un enfant terrorisé, d’un enfant qu’on égorge et qui appelle sa mère… Héraldine entendit ce cri :

— Didine ! Didine !…

Ce fut une force miraculeuse qui la souleva : elle apparut debout devant MacSon, comme un spectre qui se lève et quitte sa tombe, et si terrible, que l’Écossais eut peur… qu’il eut peur comme il avait eu peur, quand un soir, il avait chassé cette Métisse, et le même cri strident, qu’il avait entendu ce soir-là, retentit.