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LA MÉTISSE

François demeure interdit.

— Je ne vous comprends pas, murmura-t-il Qui vous empêche d’accepter ?

Héraldine du regard indique France et Joubert et réplique simplement :

— Ces petits !

François tressaille. Ah ! comme il comprend encore que ces deux petits enfants sont toute la vie de cette fille généreuse. Mais François les chérit également ces deux petits-là, deux petits que volontiers il accepterait comme ses enfants. Car entre lui et Héraldine, c’est une même communion d’idées, et tous deux peuvent fort bien se comprendre, s’entendre et se dévouer pour les deux orphelins. François voit donc luire une espérance.

— Héraldine, ces petits, si vous le voulez, seront aussi les miens !

— Je vous crois, sourit Héraldine et vous me faites grand plaisir.

— Oh ! je n’ai jamais eu la pensée de vous en séparer !

— Jamais, François, je ne pourrai m’en séparer ; ce serait m’ôter la vie !

— Je vous comprends. Et ces enfants, sans vous, seraient malheureux. Vous êtes leur mère, et ils ne sauraient en avoir de meilleure ni de plus sûre. Mais, Héraldine, vous avez l’avenir à envisager, l’avenir incertain sur lequel il est téméraire de compter. L’avenir appartient à Dieu, et l’escompter c’est lui faire outrage. C’est Dieu qui vous a mise sur la route de ces deux enfants, et cette route il vous l’a tracée. Mille obstacles imprévus, cependant, peuvent surgir. Et vous, faible femme, n’avez-vous rien à redouter pour ces deux petits ? Ne sentez-vous pas que vous leur devez, dès à présent une double protection ? Et cette protection, comment la mieux leur donner qu’en acceptant la main d’un homme qui ne désire que vous faire la plus heureuse des femmes, et faire pour ces orphelins ce que cet homme ferait pour ses enfants ?

— Oui, oui, François, tout cela est vrai, tout cela je le sens. Et cependant, François, je me demande si j’ai le droit, aujourd’hui, après tout ce que ces petits ont souffert, de leur imposer l’autorité d’un second père ? Répondez !

— Oui, Héraldine, vous avez ce droit, ou mieux ce devoir que Dieu vous commande,

— Pardon, François, sommes-nous sûrs que Dieu me commande de leur donner un père qu’ils n’auront pas choisi ? Vous m’avez dit que Dieu m’a mise sur la route de ces enfants ? Je le crois, mais je crois aussi que Dieu a voulu que je sois leur soutien et leur guide. Ce qu’il a voulu jusqu’à ce jour, pourquoi ne le voudrait-il plus désormais ? Ne dois-je pas avoir confiance en lui… toute la confiance qu’il m’est possible d’avoir ? Ne sera-t-il pas là pour protéger ceux qu’il a toujours protégés ? Des pires malheurs, des pires catastrophes ces deux enfants sont toujours sortis indemnes… est-ce que cela ne veut pas dire quelque chose ?

— Oui, oui, Héraldine, vous avez cent fois raison. Et, cependant, je me dis que la Providence ne nous a pas mis en présence sans un dessein, sans un but. Si vous examinez la situation dans laquelle vous vous trouvez, vous y découvrirez une lourde tâche, trop lourde pour vous seule. Je ne veux pas parler de l’éducation des enfants et de leur bien spirituel que vous aurez à surveiller ; mais il reste leur bien matériel. Ils sont les héritiers et maîtres d’une propriété dont l’administration requiert très souvent toute la diligence d’un homme. Je sais bien qu’avec de l’argent vous trouverez toujours une main-d’œuvre suffisante. Mais pourrez-vous facilement surveiller cette main-d’œuvre ? je ne le pense pas, et la ferme de vos petits diminuera chaque année de rendement, et peu à peu cette belle propriété perdra énormément de sa valeur. Au lieu d’accroître le bien de ces orphelins, vous l’aurez — Oh ! sans qu’il y ait de votre faute — peut-être amoindri. Or, si vous devenez ma femme, je m’engage à donner à la terre de vos petits tout le rendement possible et d’augmenter, par là, sa valeur, afin que, plus tard, ces deux orphelins que nous aurons adoptés se trouvent les maîtres d’une bonne et belle propriété dont les revenus assureront leur avenir. N’ai-je pas raison. Héraldine ?

— Oui, j’ai pensé à tout cela. J’ai pensé aussi que je pourrai, par çi par là, avoir recours à vos conseils. Oui, François, j’avais déjà compté sur vous.

— Héraldine, je suis et serai toujours tout à votre service. Seulement, pour que mes services et mes conseils vous soient efficaces, pourquoi ne m’intéressez-vous pas directement à votre œuvre et dans votre œuvre ? Et puisque nous en sommes à discuter une affaire, et que les affaires excluent le sentiment, agissons comme des gens d’affaires.

— Comment ?

— En nous associant, répondit François avec un sourire engageant.

— Et les petits ?

— Seront aussi nos associés.

— Mais il faut au moins l’assentiment de l’associé qu’on désire s’attacher ?

— Consentez pour eux.

Héraldine, perplexe, souffrant de ne pouvoir, accorder à cet homme si généreux et si loyal ce qu’il demande, demeure pensive, sombre presque.

France et Joubert se sont endormis ; et l’on peut entendre leur respiration tranquille.

Héraldine regarde François avec attention et prononce ces mots :

— Si je demandais aux petits ?…

François tressaille.

— Oui, continue Héraldine, si je leur demandais leur consentement, François ? Un jour, je me rappelle, dans une question tout aussi difficile à résoudre que celle-ci, (elle faisait allusion à la demande en mariage faite par MacSon) je leur ai demandé leur avis. J’ai écouté leurs chères petites voix, et je n’ai pas eu tort. Non, François, je ne suis plus maîtresse de ma destinée… l’ai-je jamais été ? Je ne puis pas vous donner ma main, mon cœur, ma vie… toutes ces choses sacrées appartiennent désormais à ces enfants, à eux seuls… et eux seuls peuvent en disposer. François, comprenez-vous ?

Elle le regardait de ses regards profonds, remplis de dévouement, de tendresse, de fidélité, et, peut-être d’amour !