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LA PRISE DE MONTRÉAL

Tremblèrent ciel et terre… Et citadins et soldats qui ne savaient pas, plus loin dans la cité, furent saisis de crainte, croyant que les Américains venaient d’attaquer la ville vers les fortifications du bord de l’eau.

Mais le peuple sur la rue Notre-Dame sautait de joie folle…

— Hourra ! Hourra, ! Vivent les Canadiens !… Vive Lambruche !… Vive le Canada !… Mort, aux Yankees !… À bas les traîtres et les lâches !…

Dans la cour des casernes, sur la rue Notre-Dame, on dansait en rond par groupes nombreux au son des violons et des flûtes. Femmes et filles enthousiasmées, embrassaient les hommes qui étaient armés de fusils.

— Vous chasserez les Américains ! disaient-elles.

Et, eux, ces hommes en qui coulaient ce vigoureux sang de la race, répondaient :

— Ils n’entreront pas !

Et pendant qu’on se réjouissait ainsi, Lambruche, secouait son calumet vide contre la canon, s’éloignait en titubant et allait s’asseoir sur le sol près des casernes en s’appuyant le dos au mur. Là, rêveur, paisible, il regardait le peuple s’amuser. Puis il tira de nouveau son calumet de sa poche. Mais il constata qu’il manquait de tabac.

Il grogna de mécontentement, enfonça son feutre sur ses yeux et s’allongea, sur le sol comme pour dormir.

Le crépuscule tombait rapidement. Le peuple continuait à chanter et à danser. Des commères passaient avec des cruches d’eau-de-vie et traitaient les hommes.

Les miliciens, l’arme au pied, surveillaient paisiblement les soldats anglais prisonniers qui grelottaient dans le vent.

La mère Ledoux, souriante, plus rouge, plus gaillarde, vint offrir à boire à Lambruche.

— Eh bien ! Mame Ledoux, fit-il d’une voix traînante, vous devez être contente j’espère bien ?

— Je raffole, mon brave Lambruche. Tiens ! bois un coup ça met du cœur au ventre par le temps qu’il fait.

— Merci, on a du cœur dans le ventre. C’est égal ! je n’ai jamais encore dans ma vie refusé de trinquer en l’honneur des créatures ! À votre santé, madame Ledoux !

À cet instant, trois ou quatre indiens, qui avaient flairé l’eau-de-vie qu’en leur langage ils appelaient l’eau-de-feu, s’approchèrent à pas feutrés de la mère Ledoux qui tenait dans ses mains une superbe carafe. Ils offriront à la femme des peaux de loutre et de castor en échange de la carafe et de son contenu.

Mais la mère Ledoux connaissant les décrets sur le trafic des eaux-de-vie avec les sauvages, les rabroua de la bonne façon.

— Allez-vous en, tas d’ivrognes… laissez-moi la paix ! Est-ce que j’ai besoin de vos peaux de bêtes sauvages ? Quand on a du sang dans les veines… du sang canadien, est-ce qu’on se met des peaux sur le corps ?

Et toujours en corsage mince, les bras nus, mais sans plus ses marmots qu’elle avait renvoyés au logis, la mère Ledoux alla traiter les miliciens.

Lambruche se recoucha sur le sol, ferma les yeux et parut dormir.

Mais il fut bientôt tiré de sa tranquillité par un autre vacarme qui, cette fois, s’élevait plus loin sur la place du marché.

Curieux le peuple s’élança de ce côté…

II

L’INVASION


Le congrès de Philadelphie, tenu le 10 mai de cette même année 1775, avait résolu la guerre à outrance contre les armées royalistes dont la principale, sous le commandement de Gage, occupait la ville de Boston. Au cours de cette campagne les rebelles américains réussirent à remporter plusieurs victoires qui leur donnèrent, une confiance illimitée en leurs forces militaires ; et fiers de ces succès, décidés plus que jamais à se détacher complètement du régime britannique, ils décidèrent de prendre le Canada et de soumettre sa population à leurs lois. Leurs propagandes antérieures avaient déjà troublé bien des esprits au Canada, entre autres ceux des classes agricole et ouvrière. Les artisans canadiens, surtout, croyaient atteindre sous le régime révolutionnaire à une grande prospérité, et ils étaient fascinés par les promesses des Américains qui les assuraient d’une politique d’indépendance. D’un autre côté le clergé canadien, la noblesse et la bourgeoisie, sachant quels risques on courait à confier ses intérêts