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LA PRISE DE MONTRÉAL

— Monsieur D’Aubières, vous devez savoir que nous travaillons pour les meilleurs intérêts du pays et de sa population.

— Ce n’est pas une réponse à ma question ! répliqua le jeune canadien en regardant Lady Sylvia.

— Au contraire monsieur, sourit la jolie femme qui, à vingt-cinq ans, n’en paraissait pas plus de dix-huit ou vingt ; au contraire, monsieur, les paroles que vient de prononcer Monsieur Cardel sont l’expression entière de nos pensées et de nos actes.

D’Aubières regarda la jeune femme profondément. Elle rougit de plaisir car il y avait une certaine admiration dans l’œil bleu-de-ciel du jeune bourgeois canadien. En effet, D’Aubières n’avait vu Lady Sylvia que de loin et deux ou trois fois seulement, de sorte qu’il n’avait jamais eu l’avantage de la bien regarder, et maintenant il pouvait voir nettement toute l’exquise beauté de la jeune veuve. C’était une blonde, blonde comme lui-même, et chose étrange, leurs yeux se ressemblaient autant par la couleur que par leur expression, et l’ensemble des traits de leur visage avait des analogies si frappantes qu’on aurait été porté à prendre ce jeune homme et cette jeune femme pour le frère et la sœur. D’Aubières la considéra donc avec un sentiment de curiosité et d’admiration à la fois, mais cette beauté si séduisante qu’elle fût, ne l’enivra pas. Car D’Aubières aimait une autre beauté, une beauté de son pays, une beauté brune, très brune même et veloutée, et avec des yeux si noirs et des lèvres si rouges qu’on l’aurait prise pour une Andalouse. Or l’image de la beauté brune, qui sans cesse s’imprimait dans l’esprit et le cœur du jeune canadien, empêchait les charmes séducteurs de la beauté blonde de s’exercer contre lui. Il sourit et reprit :

— Madame, vous dites « l’expression de nos pensées et de nos actes »… mais dois-je les interpréter d’une façon qui les rende tout à fait contraires aux nôtres ?

— Je vous prie de parler plus clairement, monsieur.

— Je le veux bien, car je n’ai dans le langage d’affaires aucun goût pour les figures et les périphrases. Et voici une question non moins nette que ma première : Êtes-vous pour l’Angleterre ou pour les Américains ?

Cette fois il était difficile de trouver une échappatoire. Néanmoins, tout en esquissant un sourire ironique, Cardel répondit :

— Monsieur nous sommes pour la Liberté !

— C’est à dire la Révolution ?

— Interprétez-le comme bon vous semble.

— Soit, reprit froidement D’Aubières en promenant un regard assuré sur les personnes devant lui. Mais je dois vous dire de suite que vous n’êtes pas les plus forts, et vous le savez probablement mieux que moi. D’abord, j’ai les pouvoirs du gouverneur Carleton, puis je tiens les deux tiers de la cité et neuf cents miliciens sont prêts à m’obéir.

— Bah ! partit de rire un officier anglais, des miliciens qui manquent de fusils et de balles…

— Pardon, monsieur. Tout à l’heure nous avons trouvé deux cent cinquante fusils, et cela vous le savez aussi. Mais ce que vous ignorez peut-être, c’est que cette nuit même nous trouverons huit cents autres fusils avec d’abondantes munitions, de sorte que nous aurons plus d’armes et de munitions qu’il ne nous en faut.

Les Indépendants s’entre-regardèrent avec un certain malaise, mais nul ne répliqua. Cardel retourna à la table et se mit à entretenir ses gens à voix basse, tandis que ses regards de feu se posaient de temps à autre sur D’Aubières et Lady Sylvia. La jeune femme venait d’attirer le jeune canadien un peu à l’écart et lui parlait ainsi :

— Monsieur D’Aubières, disait-elle, d’une belle voix profonde et harmonieuse et avec un charme ravissant, je vous reconnais pour un garçon très intelligent, un garçon à qui sourit l’avenir de son pays, et je me demande avec surprise comment il se fait que ce garçon, très intelligent, se laisse entraîner sur la pente d’un gouffre ! Je sais encore que vous êtes loyal et que vous ne sauriez vous rebeller contre l’autorité que vous avez sciemment reconnue. Mais quand une telle autorité devient injuste ou impotente, est-il possible qu’on s’y soumette encore ? Vous avez dit que vous tenez vos pouvoirs du gouverneur Carleton, je vous crois. Vous lui obéissez parce qu’il est votre supérieur et peut-être aussi parce qu’il est le représentant attitré de l’Angleterre. Mais oubliez-vous que ce supérieur et ce représentant d’une grande nation vous a abandonné à vos seules forces et qu’il a fui devant l’ennemi ?