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LA PRISE DE MONTRÉAL

catégorie se rangeait du côté des Indépendants, c’est-à-dire l’ennemi.

Huit heures du soir sonnèrent au beffroi de l’Hôpital. On se demandait avec anxiété de quel côté resterait la victoire : du côté Royaliste ou des Indépendants ? Jusqu’aux heures du crépuscule et de la nuit les premiers avaient compté sur l’appui de tous les canadiens qui composaient plus des deux tiers de la population. On savait bien qu’il se trouvait un grand nombre de timides, d’indécis, d’indifférents, mais on espérait que tous seraient au ralliement final. On avait peut-être trop dédaigné le travail sournois des émissaires des Indépendants. Aussi, un peu après huit heures, vit-on le Comité des Royalistes brusquement envahi par une bande d’artisans en révolte. À leur tête marchait un maçon, une sorte d’hercule, d’aspect déterminé et farouche. Un grand tumulte suivit l’entrée de ces gens qui criaient à tue-tête :

« On est pour les Américains… vivent les Américains !

L’hercule maçon s’avança près de la table, et, regardant D’Aubières d’un air de défi, déclara sur un ton rogue :

« Et bien vous autres… vaut mieux vous rallier à nous, car on tient à sa peau et à son foyer !

Maurice sourit et répondit froidement :

« S’il est vrai que tu tiennes à ta peau et à ton foyer, je te conseille de te ranger de notre côté.

— Ah ! ah ! se mit à rire sardoniquement le colosse, allez-vous me faire accroire, vous autres, que vous allez garantir ma peau en m’envoyant avec les compagnons contre les balles et les baïonnettes des Américains.

— Je ne peux pas te garantir la vie, répliqua Maurice sur un ton grave, mais je peux te jurer qu’un homme te précédera devant les balles ennemies… et cet homme, ce sera moi !

— Toi !

— Tandis que ceux qui vous ont achetés avec de l’eau-de-vie et de l’or américain se garderont bien de risquer leur propre peau, acheva D’Aubières.

— Ah ! ah ! fit l’hercule avec une certaine surprise, tu sais qu’on a été achetés ?

— Et je sais aussi que les Américains brûleront vos maisons quand ils seront les maîtres. Je sais qu’ils vous empêcheront d’aller aux églises pour y faire vos devoirs chrétiens, car ils détruiront tous les temples. Et je sais encore qu’ils voudront nous réduire tous, nous Canadiens, à l’état abject de portefaix, de serfs, d’esclaves. Allez donc, à eux, mes amis ! Nous, nous préférons le combat et la mort !

Et d’un geste méprisant D’Aubières fit signe à la bande de sortir.

— Ah ! par exemple, s’écria le colosse en frappant la table d’un poing énorme et dur, faut pas nous bafouer, monsieur D’Aubières !

— Nous nous passerons de vous autres… allez ! conclut dignement Maurice.

La fierté et le courage de ce jeune homme parurent créer une certaine indécision parmi ces gens qui, dans le silence établi, s’entre-regardèrent interrogativement. On eût dit qu’ils se consultaient du regard.

Mirabelle se leva tout à coup. Le teint enflammé, le pas saccadé, elle s’approcha près de l’hercule qui, instinctivement, recula devant cette beauté impétueuse et farouche. Elle s’écria d’une voix vibrante :

— Ah ! vous êtes donc de ceux qui pensent que nous sommes de ces gens qui poussent les autres à la boucherie, tandis qu’eux-mêmes se mettent à l’abri du danger ? Vous vous trompez ! Demain, vous verrez non seulement nos hommes devant les fusils des Américains, mais aussi des femmes… je serai là, moi qui vous parle ! Car une femme défend toujours son pays et son foyer, et je suis femme… regardez-moi !

Ah ! si on la regardait… On croyait voir une fougueuse Junon ! Une nouvelle Madeleine de Verchères épaulait le mousquet ! Une Jeanne d’Arc brandissait l’oriflamme d’une main, l’épée de l’autre ! Et devant cette jeune fille qui semblait défier une armée entière les artisans eurent honte.

Admiratif, mais penaud, le maçon balbutia :

— Mademoiselle, on a peut-être été trompé par les Indépendants…

— Les Indépendants, clama Mirabelle avec force, ce sont des lâches, ce sont des traîtres ! S’ils veulent ouvrir les portes de la cité à l’ennemi, c’est parce qu’ils ont peur ! Ce sont des couards ! Et puis, que leur importe à eux, ils ne sont pas des Canadiens, ce pays n’est pas le leur ! Pourquoi sacrifieraient-ils leur vie et leurs biens à sa défense ? S’ils ne veulent pas nous aider, c’est leur affaire ; mais ils n’ont pas