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LA PRISE DE MONTRÉAL

nul danger ne l’eût fait reculer pour atteindre un but proposé. Il se serait penché sur un abîme pour en sonder la profondeur. Les obstacles ne le rebutaient pas, car il pensait que devant l’homme de volonté et de courage toutes les barrières peuvent tomber comme d’elles-mêmes. Avec sa hardiesse et la confiance de lui-même, Maurice ne pouvait redouter les embûches d’une femme, cette femme fût-elle la plus astucieuse et la plus perfide. Il se croyait capable d’éviter les pièges tendus en les flairant, ou d’en sortir à son avantage s’il avait la malchance de s’y prendre.

Mais lorsqu’il se vit emmuré et réduit à une impuissance totale, lorsqu’il se rappela que l’unique dessein de ses adversaires était de l’empêcher de s’opposer à l’entrée de Montgomery dans la ville, alors Maurice se sentit plus mal à l’aise que s’il eût vu son existence réellement menacée. De ce moment, il comprit que les partisans des Américains ne reculeraient devant aucun moyen, aucune infamie, même pour gagner la partie engagée. Il fut piqué par un soupçon affreux, il eut comme une vision des perfides projets de ses ennemis : il devina que, pour démoraliser les partisans royalistes, on allait répandre le bruit de sa désertion. Et il savait que cette calomnie suffirait à soulever la colère du peuple et à le détacher de la cause sacrée. Il savait que le découragement abattrait toutes les volontés et les cœurs les plus fermes. Et Mirabelle… Mirabelle qui avait mis en lui toute sa confiance comme tout son amour ? Que dirait Mirabelle ? Que deviendrait Mirabelle ? Cette pensée le supplicia. Mirabelle le renierait ! Mirabelle le maudirait ! Mirabelle le mépriserait à tout jamais ! Ah ! finis tous ces rêves si délicieux d’amour ! Ah ! tombée toute cette popularité qu’il avait désirée par amour pour sa Mirabelle ! Demain quand on ferait tomber ses fers, demain, lorsqu’on le remettrait en liberté, après que les Américains auraient pris la ville sans coup férir, oui, demain, le peuple, pour se venger, se jetterait sur lui, le huerait pour l’égorger ensuite comme un monstre pervers ! Il entendrait de tous côtés ce trait qu’on lui lancerait à la face : « Lâche ». Par toute la cité, il verrait affichée cette inscription affreuse : « Maurice D’Aubières est un traître ! » Certes, il se défendrait, il protesterait ; mais qui le croirait ? Il affirmerait son innocence, jurerait sur sa loyauté ; mais quelle preuve en pourrait-il offrir ?

Le jeune homme marchait de long en large d’un pas inégal et chancelant, dans sa prison en proie à toutes les tortures morales possibles. Pour la première fois en sa vie, il sentait son courage s’affaisser. Les voix de son âme héroïque et de sa conscience intacte ne suffisaient pas pour le retenir sur la pente du désespoir qui peu à peu maîtrisait toutes ses forces. Par le mensonge de ses ennemis, il se voyait devenir un paria. Et à force d’écouter les suggestions mauvaises que lui soufflait le découragement, Maurice en arrivait à croire qu’il était un véritable monstre d’infamie. Et il voyait Mirabelle se dresser devant lui, le souffleter et lui cracher son mépris ! Il entendait le peuple l’appeler « Imposteur ! Traître ! Lâche !… »

Or, ces épithètes qu’il croyait réellement entendre frappèrent à la fin si durement son esprit qu’il revint au sentiment de la réalité. Un rugissement de bête se fit jour dans sa gorge serrée. Il redressa la tête dans un élan farouche.

— Il faut que je sorte d’ici !… gronda-t-il.

Il venait de s’arrêter, et déjà il avait repris son calme et son sang-froid. Il regarda autour de lui. La chambre était petite et sans fenêtre. Elle était nue, sauf une petite table et un escabeau. Un bougeoir éclairait la pièce froide et silencieuse. La porte de chêne était d’un aspect si solide que c’était folie de songer à s’y attaquer… s’y attaquer sans rien, sans un outil. Et la porte eût-elle été facile à briser, où aurait-il abouti ? Là, de l’autre côté deux sentinelles étaient postées, armées de pied en cap, et Maurice n’aurait pas fait un pas vers la liberté qu’une lame de poignard ou qu’une balle de pistolet l’aurait abattu sur le carreau.

Non, il n’était pas de sortie possible de cette prison. Il était pris et bien pris. Seuls, peut-être, des amis du dehors, de ses partisans pouvaient le délivrer. À cette pensée, il eut un faible espoir. Si vraiment ses ennemis allaient annoncer à la ville entière sa défection, il essayait de croire que ses amis, avant de se laisser persuader, tenteraient de savoir ce qu’il était devenu. Il s’affirma que Mirabelle ne le renierait pas avant d’avoir la certitude absolue qu’il était réellement un déserteur