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LA PRISE DE MONTRÉAL

d’un côté tandis que les soldats allaient de l’autre, se mettait à crier à tue-tête :

— Les Américains… Les Américains !… il ne faut pas qu’ils entrent !

Mille clameurs diverses s’élevaient dans l’espace, s’entre-choquaient, se confondaient et se perdaient aussitôt dans les rugissements de la rafale.

S’il était des groupes pour crier contre l’entrée des Américains dans la ville, il s’en trouvait d’autres pour clamer :

— Livrons la ville !… Livrons la ville !…

Mais c’était le petit nombre et, pour la plupart des Anglais avec qui pactisaient quelques ouvriers canadiens. La grande majorité de la population, c’est-à-dire tous les Canadiens, avec les commerçants et les bourgeois en tête, voulait qu’on défendît la ville contre les Yankees.

Et en riposte le « Vox Populi » jetait :

— Les Américains n’entreront pas !

Tantôt un petit groupe de commerçants anglais débouchait d’une ruelle et clamait :

— Vivent les Américains !

Des vociférations et des cris de colère accueillaient ces vivats, un heurt se produisait entre ces Anglais et la masse des Canadiens, des poings se tendaient, s’élevaient, s’abattaient, des jurons ricochaient, parfois des rires énormes dominaient le chahut… puis les Anglais s’éclipsaient. Alors des clameurs de joie succédaient aux clameurs de colère, des voix aigres de femmes lançaient aux fuyards des invectives ou des lazzis, des enfants battaient des mains, puis tout ce peuple, criant, hurlant, riant, s’engouffrait dans la rue Notre-Dame et allait grossir d’autres masses de peuple aux abords des casernes et du marché.

Autour des casernes — c’est-à-dire là où en 1760, s’élevait l’ancienne citadelle — le vacarme était effrayant, car là s’était ramassé le plus gros du peuple. Car le peuple voulait pénétrer dans ses casernes pour s’y armer et courir, après, hors les murs pour repousser les Américains ; mais les soldats Anglais qui en avaient la garde défendaient leur approche. Le peuple hurlait, s’agitait, menaçait. Les soldats, pour effrayer cette foule tourmentée tiraient des coups de fusils au-dessus des têtes furieuses. Ces coups de feu n’intimidaient pas le moindrement le peuple ; au contraire ils l’exaltaient, le courrouçaient davantage. Car, ces soldats, on le savait, étaient des partisans, des Américains. Ils soutenaient les marchands Anglais qui, pour la plupart, souhaitaient la conquête du Canada par les révolutionnaires de l’Atlantique. Les marchands avaient donné ordre à ces soldats de ne pas livrer d’armes aux Canadiens « qui — disaient-ils — s’en serviront contre vous et nous ». Et les marchands n’étaient pas loin de la vérité, car si, à ce moment, le peuple eut été armé, il eût balayé soldats et marchands anglais.

Une mince et faible palissade séparait seulement le peuple canadien des casernes et de leurs défenseurs. Ceux-ci n’étaient pourtant pas en nombre : soixante au plus, dont une quarantaine dans la cour ; les autres étaient postés aux fenêtres, le fusil au poing. Chaque fois que la foule prenait son élan pour se jeter contre la palissade et la culbuter, les soldats épaulaient leurs armes. Ce geste suffisait pour arrêter l’élan, mais non pas qu’on eût peur, seulement, les hommes craignaient pour leurs femmes et pour leurs enfants qui se mêlaient à eux. Repousser ces femmes eût été impossible, elles s’accrochaient à leurs maris comme les enfants s’accrochaient à leurs mères et autant que leurs hommes, ces femmes voulaient défendre leur pays. Quant aux enfants, ils y trouvaient un amusement énorme, et l’on pouvait voir quantité de gamins lancer des pierres aux soldats anglais. Quelquefois ces pierres, plus adroitement lancées, brisaient des carreaux aux fenêtres des casernes, alors de la foule partaient des applaudissements et des quolibets. La bourrasque emportait avec elle des rumeurs joyeuses, tantôt des refrains gais qu’à pleine voix chantaient des jeunes femmes enthousiasmées.

Les gardes des casernes commençaient à désespérer de leur cause, car de moment en moment la masse du peuple grossissait, et tout ce peuple était français, car les Anglais partisans des Américains n’étaient pas là, ils étaient ailleurs. On aurait pu compter sept à huit cents Canadiens devant les casernes et aux abords de la rue Saint-Gabriel.

À un moment il se produisit une sorte de remous, car des ouvriers venaient de convaincre les femmes qu’elles devaient se retirer à l’arrière et se mettre à l’abri des balles ; trois cents hommes déterminés allaient se jeter pour tout de bon contre la