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LA PRISE DE MONTRÉAL

teur que monsieur Montgomery, et il me ferait mal de tuer un tel adversaire. Et pourtant, mon ami, je sens que je tuerai demain ! Allons ! mon brave Lambruche, ajouta-t-il avec un sourire reconnaissant, continue de veiller sur la patrie, je vais préparer notre plan de bataille.

Et le jeune chef s’en alla laissant Lambruche la figure épanouie et rayonnante.

XVI

LES DEUX CHEFS


Ce fut comme un coup de tonnerre formidable qui fit sortir la ville entière de son sommeil et de ses rêves joyeux. Vingt canons américains du côté de la Longue-Pointe crachaient sur la cité endormie une avalanche de fer.

Les églises venaient de sonner l’Angélus puis l’appel à la messe, car c’était dimanche. Le saint Sacrifice allait être célébré vers les six heures, afin que puissent recevoir la communion ceux qui allaient combattre pour la défense de leur ville.

Le réveil de la ville fut un cauchemar…

Bientôt une effroyable clameur roulait dans le matin tranquille et tout blanc de frimas :

— Trahison !… Aux armes !…

Des bataillons se formaient à la hâte pour courir aux remparts vers les quatre points cardinaux. Le peuple — bourgeois, ouvriers, vieillards, femmes, enfants — se portaient dans une course échevelée vers le bord de l’eau, vers les églises, vers la Place du Marché. Et c’était là une tourbe agitée, tremblante, hagarde. Beaucoup de citadins, surpris au lit par le fracas des canons, s’étaient élancés dehors à demi-vêtus, et maintenant on les voyait grelotter en se pressant les uns contre les autres. D’autres tourbes couraient par la ville, sans but, comme prise de folie, criant, hurlant, appelant au secours, et sur toutes les physionomies l’angoisse et l’épouvante traçaient leurs signes affreux. Puis, à l’effroi, à l’inquiétude, succéda la plus profonde stupeur ; un grand calme fit place au tumulte après dix minutes de tir seulement, les batteries américaines s’étaient tues.

De toutes les bouches que comprimait soudain l’hébétude ces mots s’envolèrent dans un murmure qui, peu après, se transforma en une vague rumeur :

— Ce sont les Américains !…

— Les Américains !…

— Mais… on disait qu’ils étaient partis ?

Ah ! ça… mais ce n’était donc qu’une histoire ?

Ou n’était-ce pas plutôt une traîtrise ?

Oui… une traîtrise encore de ce D’Aubières ?

Et les foules, ébahies, indécises, médusées, s’interrogeaient.

Pourtant, on ne voyait pas d’Américains nulle part !

Mais alors, ces coups de canons… C’était peut-être le signal de la fête qu’on devait célébrer ce jour-là ? Car il avait été décidé la nuit précédente qu’en ce dimanche toute la population devait se réjouir du départ des Américains. Oui, mais n’était-ce pas un jeu stupide de célébrer un événement en tournant les canons contre la cité. Car en l’espace de dix minutes seulement cent toits avaient été crevés par les boulets de fer, et l’on comptait déjà cinq morts et une trentaine de blessés… et il y en avait peut-être bien davantage !

Les fidèles qui, les premiers, avaient envahi les temples sacrés, les avaient évacués à la hâte, et peu après la cessation du bombardement, le peuple tout entier accourait se masser sur la Place du Marché et ses alentours, entourait les barricades et emplissait toutes les rues et ruelles comprises entre la rue Saint-Charles et la rue Saint-Pierre et de la rue Saint-Jacques aux remparts de la rue Saint-Paul. Car là il semblait se passer quelque chose d’extraordinaire. Car là le capitaine Lambruche rassemblaient des bataillons de miliciens, distribuait les postes, renforçait les barricades, et donnait des ordres d’une voix qui éclataient comme des coups de canons. De sorte que le peuple pouvait voir tout prêts pour la bataille environ cinq cents miliciens fortement armés et résolus. Quelques bataillons avaient été dépêchés vers les remparts de l’Est et du Sud-Est. Et Lambruche, après avoir considéré d’un œil sûr les dispositions prises, parut satisfait.

— Allons ! cria-t-il au peuple curieux et intéressé autour de lui, on s’est fait jouer, et il convient à présent de se payer de retour. Si les Américains prennent la ville, ils n’auront que des ruines et des cadavres ! Tonnerre de Dieu ! on est canadien ou on ne l’est pas !

La foule applaudit.

Tout de même elle était intriguée de voir des canons braqués contre la maison de commerce de Lady Sylvia et quelques hangars du voisinage, et de voir aussi que deux bataillons de miliciens entouraient, l’arme à