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LA PRISE DE MONTRÉAL

épaulée, firent face aux miliciens de Lambruche et au peuple. Un effrayant remous se produisit devant cette menace inattendue ; mais la masse était si compacte qu’elle ne put reculer que de quelques pas. On en fut quitte pour l’émoi : Montgomery n’avait pas commandé le feu à ses soldats. Mais d’un autre côté, les canons américains, de la Longue-Pointe, se mirent à tonner, et une pluie de boulets s’abattit de nouveau sur la ville. Trois ou quatre vinrent ricocher contre les fortifications sur la rue Saint-Paul, et un autre tomba sur le toit de la bicoque où demeuraient toujours les deux chefs ennemis. Le boulet tomba à deux pieds de Maurice, trouant le toit avec fracas. Mais le jeune homme ne sourcilla pas. Montgomery lui sourit et lui tendit sa main. D’Aubières prit cette main et la serra. C’était du beau courage et de la splendide courtoisie. Mais le peuple n’avait pas vu cet échange de politesses : sous la pluie de fer il avait réussi à briser ses rangs pressés, avait reculé vers les ruelles et s’apprêtait à prendre son élan pour chercher des abris. Mais les canons se turent net et de nouveau le silence plana.

Mirabelle, avec son père, avait été entraînée vers la ruelle qui débouchait en face de la Porte du Marché par le flot violent du peuple. Mais dès que le calme se fut rétabli, elle voulut ramener son père à l’endroit où elle se tenait l’instant d’avant, car elle ne voulait rien perdre des scènes qui pourraient se passer. Et monsieur Chauvremont, inquiet, lui disait :

— Mirabelle, veux-tu donc te faire tuer inutilement ?

— Ah ! mon père, répliqua la jeune fille avec un accent angoissé, ne vaudrait-il pas mieux mourir ? Que va-t-il se passer ? J’ai peur… La trahison nous enveloppe ! Voyez celui que j’aime tant, celui en qui nous avions mis toute notre confiance, voyez… il vient de donner sa main à notre ennemi, monsieur Montgomery !

À cet instant, le général américain parlait de nouveau au peuple canadien. Son chapeau dans sa main droite, sa main gauche appuyée sur la garde de son épée, fier, dominateur, il imposait.

— Amis du Canada, vous savez que nous ne vous voulons aucun mal. Toutes les promesses que nous vous avons faites par nos proclamations, nous les tiendrons, et je le jure au nom de votre Évangile et sous les clochers de vos temples ! Et je jure, au nom du Congrès de Philadelphie, au nom de mes concitoyens et de mes soldats, que vos droits et privilèges seront respectés, que vous continuerez de vivre comme vous viviez jadis sous le régime des rois de France, que ce pays demeurera pour vous une Nouvelle-France que nous serons fiers de voir attachée à notre drapeau et à nos gloires futures ! Vous le voyez, déjà nous avons respecté votre ville, nous l’avons prise pacifiquement, quand nous aurions pu la détruire de fond en comble ! Car cinq cents canons sont à présent braqués contre vos murs ! Car trois mille soldats valeureux, de ces soldats qui ont brisé les armées de l’Angleterre sur notre sol, entourent votre cité ! Car six cents de ces mêmes soldats sont ici face à vous et prêts à se faire hacher plutôt que de céder un pouce de terrain pris ! À quoi bon, alors, la résistance ? Le sang sera versé inutilement, sans le moindre profit pour vous ! Vos édifices et vos maisons tomberont, s’écrouleront en ruines, et nous qui voulions venir chez vous en amis, nous aurons l’air d’y être venus en ennemis barbares ! Demain tout le pays saluera nos armes et notre drapeau ! Car les campagnes sont pour nous ! Les paysans de tous côtés ont joint leurs armes aux nôtres ! Vos forts tombent les uns après les autres ! Que vous donnera de laisser détruire des choses si belles et qui ont coûté à vos pères tant d’efforts et de labeurs ! Vous aimez votre pays, je le sais et je vous admire, et c’est pourquoi je vous demande de le protéger en nous accueillant aux cris de la liberté !

Montgomery se tut pour embrasser d’un regard ardent tout ce peuple. Et alors, chose extraordinaire, ce peuple cria :

— Vive la liberté !

Montgomery regarda D’Aubières, puis, souriant dans son triomphe, tendit de nouveau sa main au jeune chef canadien.

Cette fois, Maurice hésita. Il était devenu très pâle.

— Non ! Non ! Non !… clama la voix frémissante de Mirabelle. Vive notre pays !… Qu’on le défende contre l’envahisseur !

En entendant cette voix D’Aubières recula devant le général américain qui s’avançait la main tendue.

Un violent brouhaha s’éleva parmi le peuple.

Une nouvelle acclamation partit de son sein :

— Vivent les Américains !

Mirabelle poussa une exclamation de douleur.