Page:Féron - La revanche d'une race, paru dans L'Étoile du Nord, 1927-1928.djvu/173

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petit cadran perché sur la tablette du secrétaire.

Cela fait, il élève la main vers une draperie accrochée au-dessus du secrétaire. Un fil de fer horizontalement soutenu par deux clous plantés dans la muraille retient cette draperie. Et c’est d’une main qui tremble légèrement que Monsieur Gaston fait glisser la draperie. Alors apparait une sombre et funèbre gravure encadrée d’un bronze sale.

Monsieur Gaston abaisse humblement ses regards, reprend le gros volume poussiéreux, l’ouvre et, se prosternant avec dévotion, ses lèvres semblent s’agiter comme dans une lecture de prières.

Or, cette gravure — très mal faite — représente Guillaume II, Empereur d’Allemagne et Roi de Prusse, faisant une entrée triomphale dans Paris, à la tête de sa Garde Impériale. Les moustaches de l’Empereur ont été allongées et recroquevillées d’une façon outrageante. Sur un cheval fringant et d’éclatante blancheur l’Empereur semble morose et accablé : ses épaules sont très tombantes, sa tête s’incline comme ployant sous un lourd fardeau, et ses joues creuses et plissées, ses yeux entourés d’un cercle violet et son menton pointu lui donnent un aspect misérable, — la mine d’un vaincu plus que celle d’un vainqueur.

C’était plutôt une caricature que la reproduction d’un tableau de maître ; et nous croyons que si le Kaiser se fût soudain trouvé devant cette œuvre effrontée, il l’eût déchirée d’un geste violent, et fait fusiller sur l’heure Monsieur Gaston pour s’être prosterné devant une telle monstruosité.

Heureusement, pour Monsieur Gaston, le Roi des Boches était de Paris plus loin que jamais, et, pour l’heure, il ne devait guère songer à son grand et sublime rêve !…

Oui, devant cette caricature de loustic, Monsieur Gaston s’était agenouillé et récitait dans son gros livre des actions de grâces… à moins que ce ne fût l’oraison funèbre du Kaiser !… Puis, après cinq minutes de cette sainte lecture, Monsieur Gaston referma le livre, ploya l’échine, se courba… se courba jusqu’à rencontrer le sol de ses lèvres !…

C’était le dernier raffinement de la civilisation germanique !

Après avoir ainsi rendu ses hommages à son dieu, l’espion se releva, alla replacer le gros livre à côté du cadran solitaire, et, oubliant ou dédaignant de ramener la draperie sur la gravure, il alluma une cigarette, se jeta nonchalamment sur un sofa, leva les yeux au plafond en suivant les spirales de sa fumée et demeura pensif, pendant qu’un sourire béat se stéréotypait sur ses lèvres lippues, et que ses doigts gros et courts jouaient