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l’avais vue, cette Miss Tracey… c’était une furie, et un moment j’ai craint qu’elle ne mourût de rage. Depuis ce jour, lorsqu’elle me voit passer devant la taverne — et exprès pour la narguer je suis toujours ce chemin pour aller aux provisions — elle se moque de moi. Elle imite mon rire, mes gestes, ma démarche… elle singe tout mon moi en faisant entendre de grands éclats de rire. Mais tu comprends que ça ne me fait pas grand mal !… Oh ! la Miss Tracey… Eh bien ! écoute, Jean : si elle ose se mêler de politique, je m’en mêle aussi, et nous allons rire, je te le promets !

À cet instant une voix mâle prononça :

— Lieutenant Lambert !… Ah ! pardon, mademoiselle Cécile…

Les deux amants s’arrêtèrent devant la silhouette immobile d’un capitaine de milice.

— Salut à toi, capitaine ! dit Lambert.

Cet homme, c’était le capitaine Dumas.

— Mon ami, reprit le capitaine, sois aux casernes le plus tôt possible, il y a matière grave !

— C’est compris, capitaine. Je reconduis Cécile, et je te rejoins !

La jeune fille sourit gracieusement au capitaine, et toujours au bras de Jean Lambert poursuivit sa route vers son domicile.

Et lorsque Jean Lambert et Cécile Daurac se séparèrent dix minutes après, ils se dirent à voix basse :

— À ce soir !…


IV

LE GUET-APENS


Le capitaine Alexandre Dumas était un colosse qui, comme son ami et subordonné Jean Lambert, n’avait pas froid aux yeux. S’il n’était pas de taille plus élevée que Jean Lambert, il était plus gros et doué d’une force herculéenne. On disait que sa poigne était un étau. Dumas était un autre de ces rares Canadiens qui, à cette époque, parlaient merveilleusement l’anglais. Cela l’avait aidé à monter en grade, et à cause de sa force, son sang-froid, son courage, Carleton lui avait donné un détachement composé de miliciens canadiens et de matelots anglais. Ceux-ci, pour la plupart, étaient des insubordonnés, ivrognes, coureurs, impossibles de contrôle. Mais Dumas y avait mis la main ; et pour seconder le capitaine, Carleton avait pensé que Jean Lambert lui serait un adjoint utile. Naturellement, dans les commencements les matelots n’avaient guère trouvé de leur goût de se voir commandés par des « frenchy »… c’était pour eux une grave humiliation. Ils étaient au nombre de cent vingt-cinq, tous de rudes gaillards qui ne redoutaient ni dieu ni diable. Ils se mutinèrent et tentèrent d’entraîner à leur suite les miliciens canadiens qui étaient une centaine. Les Canadiens ne bronchèrent pas. Les matelots leur jurèrent haine et vengeance, et ils abandonnèrent les rangs durant une absence du capitaine et du lieutenant.

Ceci se passait un après-midi de septembre de cette même année 1775. Les matelots se rendirent en corps à la Taverne du Diable où ils s’enivrèrent à qui mieux mieux, jurant de tuer et de réduire en poussière tous les « damned frenchmen » de la colonie.

Mais le lendemain, tête lourde, langue pendante, ils rappliquèrent piteusement à la caserne. Dumas était là.

Il fit sonner l’appel.

Les rangs se formèrent : les matelots d’un côté, les miliciens de l’autre.

Dumas ordonna aux matelots de poser leurs fusils en pyramides. Malades d’alcool et croyant que le capitaine voulait leur donner un congé, ils obéirent. Alors Dumas commanda à ses miliciens de mettre en joue les matelots. Ceux-ci pâlirent et chancelèrent, non d’ébriété cette fois, mais d’épouvante.

Ils demandèrent grâce…

— C’est bon ! dit Dumas. Je vous pardonne pour cette fois ; mais gare ! si ça recommence !

Ce fut fini… mais de ce jour quelle dent, tout de même, ne gardèrent-ils pas à ce « chien de canadien ! »

Puis Lambert vint un jour prendre la place d’un lieutenant anglais.

Les matelots voulurent se moquer de ce nouveau venu.

Froidement Lambert arma un pistolet et commanda d’une voix impérative :

— Fermez les yeux !…

Les matelots obéirent… la voix du lieutenant, le ton, le geste surtout, les avaient subjugués.

— C’est bien, dit Lambert, sur un ton concentré. Si ça recommence, ceci veut dire que je vous envoie chez le diable l’un après l’autre.

Et cela avait suffi. Mais… contre Lam-