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Et la jeune fille frappa la crosse d’un pistolet avec un geste décidé.

— Eh bien, allez, Miss Tracey ; sinon vous arriverez trop tard !

La jeune fille reprit immédiatement le chemin des barrières.

Là tout demeurait encore dans le plus profond silence.

Doucement Miss Tracey s’engagea dans les chaînes et franchit ce premier obstacle sans faire le moindre bruit. Et elle marcha, très encouragée, vers la deuxième barrière.

Mais elle s’arrêta soudain à mi-chemin, laissant son regard surpris se fixer sur une ombre humaine, immobile, appuyée contre le mur d’un bâtiment.

Miss Tracey demeura ainsi une minute, et l’ombre qu’elle distinguait vaguement ne bougeait pas.

Elle arma sa main droite d’un pistolet et lentement elle marcha sur cette ombre. Elle s’arrêta à deux pas, tremblante, presque agitée. Et pourtant l’ombre n’avait ni remué ni prononcé une parole.

Mais là Miss Tracey reconnut la porte d’une baraque, et contre le cadre de cette porte elle vit très diffusément un milicien qui, les deux mains appuyées contre le canon de son fusil, paraissait dormir tranquillement. Seulement, ce milicien lui parut de très petite taille. Mais Miss Tracey n’avait pas de lanterne pour reconnaître plus nettement à qui elle avait affaire. Elle entendait la respiration régulière du dormeur, et cela parut la rassurer. Elle s’écarta doucement, et, tout en laissant ses yeux rivés sur l’ombre humaine et la tenant en joue de son pistolet, elle gagna la seconde barrière. Là elle s’arrêta… elle ne distinguait plus le milicien. Elle écouta. Elle n’entendit rien que la respiration plus faible du dormeur. Alors elle sourit, repassa à sa ceinture son pistolet devenu inutile, et elle franchit la deuxième barrière.

Et maintenant Miss Tracey marchait d’un pas assuré vers la barricade que commandait le lieutenant Turner. De cette barricade elle était encore séparée par au moins trois cents toises. Là, la ruelle était défoncée par endroits, et de passage difficile. Il lui fallut donc avancer lentement. Et tout en cheminant elle pensait avec plaisir :

— Quelle chance tout de même que cette sentinelle fût endormie ! Pour passer il m’aurait fallu faire parler mon pistolet, et cela aurait été suffisant pour ameuter toute la garnison.

Donc, remplie de confiance, assurée maintenant du succès de sa mission, Miss Tracey arriva bientôt en vue de la barricade. Cette barricade barrait la ruelle vis-à-vis d’un passage par lequel on arrivait à la rue Champlain. Miss Tracey aurait pu s’engager dans ce passage et prendre par la rue Champlain pour aller aboutir au sentier qui, de ce point, longeait le cap vers Près-de-Ville. Mais sur la rue Champlain il y avait les casernes, sans compter deux barricades, puis une barrière. Tandis que devant elle il n’y avait que cette barricade. De l’autre côté, c’était un passage très difficile d’accès à cause de rochers et de glaces qui l’encombraient ; mais une chose, il n’y avait là ni gardes, ni miliciens, ni sentinelles, autres que le petit détachement de miliciens que commandait Turner, et Turner était un ami.

Miss Tracey continua d’approcher dans la noirceur à pas plus lents, se tenant toute prête à répondre à la sentinelle invisible qui l’interpellerait.

Tout à coup elle tressaillit violemment et s’arrêta net en découvrant une silhouette d’homme qui venait de se dresser devant elle ! Et cet homme, qu’elle reconnut ensuite avec une stupeur profonde, venait de dire à voix basse :

— Bonsoir, Miss Tracey !

La jeune fille chancela, l’obscurité ne permit pas de voir la lividité qui venait d’envahir le coloris de ses traits. Instinctivement elle fit un pas de recul…

Ah ! elle reconnaissait bien en effet cet officier canadien qui se tenait debout devant elle et dont elle s’imaginait voir le sourire moqueur…

Cet officier, c’était Jean Lambert !…


VI

L’ÉCHEC DE MISS TRACEY


Pour expliquer cette rencontre inattendue de Lambert et de Miss Tracey Aikins, il faut revenir de quelques heures en arrière et se porter rue Saint-Pierre, chez Cécile Daurac.

Il était sept heure, quand, ce soir-là, avant d’aller reprendre son service, Jean Lambert s’arrêta rue Saint-Pierre rendre visite à sa fiancée.

Après la fermeture de la boutique, Cécile et sa mère se retiraient dans une petite pièce à l’arrière de la maison, pièce qui servait de salle pour recevoir les visiteurs.

La mère de Cécile, depuis que les Améri-