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sage conduisant vers Près-de-Ville, a été mise en charge du lieutenant Turner !

— Tiens ! fit Cécile en tressaillant, un ami de Lymburner et de Rowley !

— Justement. Seulement, nous ne comprenons pas, Dumas et moi, comment il se fait qu’il ait été placé là !

— Qui commandait la barricade avant Turner ?

— Peltier… un canadien.

— C’est vrai, je n’y pensais pas. Et vous ne savez pas comment ce changement s’est fait ? Tu n’as pas vu Peltier ?

— Non. Ce qui nous surprend c’est que ce changement n’était pas supposé s’accomplir sans que Dumas en eût été prévenu.

— Et il ne l’a pas été ?

— Pas le moins du monde. Mais il s’occupe de la chose qu’il veut tirer au clair.

— Ne penses-tu pas qu’il y ait du Rowley là-dedans ?

— Je le pense.

— Alors que vas-tu faire ?

— Je ne sais pas au juste. Tout à l’heure je verrai Dumas à la caserne et nous aviserons. Une chose certaine, j’ai décidé de garder, cette nuit, la barricade qu’on a confiée à Turner.

— Auras-tu besoin de moi ?

— Oui, je voulais te demander ton concours, mais je ne suis pas sûr d’en avoir besoin. Toutefois, par précaution, il serait opportun que tu viennes faire la garde entre les deux barrières.

— De la Ruelle-aux-Rats ?

— Oui.

— C’est bien, j’irai. À quelle heure ?

— Sois là à huit heures.

— C’est entendu.

Alors Mme Daurac intervint.

— Mes pauvres amis, dit-elle, prenez bien garde de vous jeter dans des aventures qui pourraient vous coûter cher !

— Ne vous inquiétez pas, madame Daurac, répondit Lambert. Et puis on est en guerre, et dans ce temps-là on ne choisit pas le moment de faire son devoir.

— Pour vous qui êtes un soldat, répliqua la vieille femme, c’est bien ; mais Cécile…

— Ah ! madame Daurac, s’écria Lambert en riant, n’allez pas m’accuser d’entraîner Cécile dans des aventures dangereuses ! Vous voyez bien qu’elle est décidé, malgré vous et malgré moi, de faire de l’intrigue !

— Et d’en défaire ! se mit à rire aux éclats Cécile.

— Bon, tu l’as dit, Cécile… défaire de l’intrigue. Et dame ! je dois bien l’avouer, tu y réussiras mieux qu’un homme, attendu qu’une femme est mêlée à cette intrigue.

— La fille de John Aikins ? demanda Mme Daurac.

— Oui, Miss Tracey. Eh bien ! je serais ravi de voir Cécile déjouer ce que complote Miss Tracey… si elle complote !

— Ah ! tu doutes toujours ? demanda Cécile sur un ton grave.

— Je doute et je ne doute pas… sourit Lambert. Seulement, je ne peux me prononcer sans une preuve manifeste. Observe encore, Cécile, que la conduite de Miss Tracey à mon égard est très étrange : ne m’a-t-elle pas sauvé la vie en prenant ma défense contre les matelots soudoyés par son père et Lymburner ? Il y a certainement là-dedans quelque chose de mystérieux…

— Il y a de l’amour pour sûr ! partit de rire Cécile, pas jalouse du tout.

— Admettons. Mais ce n’est pas « l’amour qu’elle peut avoir pour moi ou pour un autre » qui l’empêchera de livrer la ville aux Américains…

— Ça ne l’empêchera pas certainement, interrompit Cécile, car je suis convaincue qu’elle la livrera, ou tout au moins elle le tentera.

— Voilà ce qu’il faut savoir avant de condamner Miss Tracey. Et maintenant, ma chère Cécile, ajouta Lambert, je dois te dire que si tu réussis à la prendre la main dans le sac, tu mériteras qu’on t’élève une statue !

On se mit à rire en chœur, et Lambert se leva pour se retirer.

— Alors, tu t’en vas à ton poste ? interrogea Cécile.

— C’est-à-dire que je vais essayer de remplacer Turner.

— C’est bon, va. Quant à moi, je serai à huit heures bien précises aux barrières.

Il était sept heures et demie.

À huit heures précises, comme elle l’avait dit, Cécile Daurac faisait le guet entre les deux barrières de la Ruelle-aux-Rats. Elle attendit longtemps, au point qu’elle commença de désespérer. Pour se préserver du froid vif qui la glaçait, elle se mit à marcher et à faire la navette entre les deux barrières. Puis neuf heures sonnèrent, et rien ne vint troubler le silence et la solitude de l’endroit.

— Décidément, pensa Cécile, ce n’est pas encore pour cette nuit !

Un quart d’heure encore s’écoula. Cécile perçut soudain un pas humain qui s’approchait de la première barrière. Vivement elle