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quartiers généraux, mais je reviendrai bientôt.

Il se rendit en effet de suite aux quartiers généraux où il trouva le lieutenant Turner.

— Pourquoi as-tu quitté ton poste ? interrogea Rowley avec sévérité.

— Parce que j’ai reçu ordre de me rendre ici.

— Qui t’a donné cet ordre ?

— Dumas.

— Dumas ?… fit Rowley en tressaillant.

— Lui-même.

— Et sais-tu pourquoi il t’a envoyé ici ?

— Je n’en sais rien.

— Je le sais, moi.

— Vraiment ?

— C’était pour mettre Lambert à ta place ?

— Mais, dans quel but ?

— Je l’ignore, répliqua Rowley qui ne voulait pas compromettre l’affaire plus qu’elle l’était à cette heure. Car si Turner était un ami, ce n’était pas un complice, il importait donc d’être réservé. Mais de suite il eut une inspiration et reprit :

— Je dis que j’ignore le vrai motif qui a poussé Dumas à te remplacer par Lambert, mais j’ai des soupçons sur ces deux hommes. Comme moi, tu sais qu’il a couru un certain bruit que la cité renfermait des traîtres qui voulaient livrer la ville aux Américains.

— J’ai entendu parler d’un plan qui avait été volé au gouverneur pour être remis à l’ennemi.

— Cette histoire a peut-être un fond de vérité. En tous cas je suis sûr qu’il y a des traîtres parmi nous, et je penche à croire qu’ils ont des complices en Dumas et Lambert.

— Cela est fort possible.

— Observe que Dumas, mais Lambert surtout ont trop fait parade de leur loyauté à l’Angleterre pour qu’il n’y ait pas un peu d’hypocrisie en cachette. Et je ne serais pas étonné qu’ils se seraient entendus pour favoriser la sortie hors de la ville d’un agent envoyé pour s’aboucher avec le général américain.

— Ne serait-il pas à propos, émit Turner, d’en instruire Carleton ?

— Carleton ? Allons donc ! il a une confiance aveugle en ces Canadiens. Ce serait perdre notre temps à moins de posséder contre eux des faits indéniables, des preuves qu’ils ne sauraient réfuter. Ce qui importe, c’est de les surveiller étroitement pour acquérir contre eux les preuves qui nous manquent.

— Ils ont sur nous un avantage.

— Lequel ?

— Dumas est presque maître à la basse-ville.

— Parce qu’il y commande en maître ? Mais cela va changer bientôt.

Des officiers s’approchèrent des deux hommes qui s’interrompirent pendant un moment. Mais nous les laisserons reprendre un peu plus tard leur entretien, et quand à nous, nous retournerons sur la rue Saint-Pierre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous nous rappelons comment Miss Tracey avait été si stupéfaite en se voyant introduite par Dumas dans la maison de Mme Daurac.

Cécile, pour obéir aux recommandations de Lambert avait souri à la jeune fille en prononçant ces paroles :

— Soyez la bienvenue, Miss Tracey !

Miss Tracey tremblait, de surprise et d’inquiétude.

— Mais vous avez froid, reprit Cécile avec bienveillance, venez vous chauffer !

Vivement elle disposa un siège près de la cheminée que Miss Tracey accepta.

— Désirez-vous boire un verre de vin chaud ? demanda aimablement Mme Daurac.

— Non, madame, merci, sourit la jeune anglaise. Je me sens déjà bien à la bonne chaleur de ce foyer.

— Oh ! vous savez, ici, Miss Tracey, dit Dumas, vous êtes entre bonnes mains, on aura pour vous tous les égards.

Le capitaine souriait, et la jeune fille crut lire dans ce sourire de l’ironie.

Une violente indignation intérieure mit sur ses traits une vive rougeur ; mais elle sut dissimuler ses sentiments et répliqua avec un sourire contraint :

— Vous êtes bien aimable, capitaine, de m’avoir conduite sous ce toit hospitalier, et je sais que je pourrai compter sur l’amitié de madame Daurac et de mademoiselle Cécile.

Dumas et Cécile comprirent toute la haine et l’esprit de vengeance que cachaient ces paroles aimables, et ce sourire contraint. Mais comme Miss Tracey elle-même, ils surent mettre un masque sur leur visage.

Oui, l’esprit de Miss Tracey travaillait déjà activement : d’abord, elle sentait contre sa poitrine quelque chose qui la brûlait terri-