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LA TAVERNE DU DIABLE

— Merci, mademoiselle, répondit courtoisement Turner.

Et Cécile s’en alla avec les soldats.

Dès qu’elle fut sortie, Turner se leva et s’approcha de la cheminée. Il jeta d’abord un regard perçant derrière la pendule… puis il y glissa doucement la main. Il tressaillit. Derrière cette pendule il n’y avait rien… aucun plan !

— Damned ! murmura-t-il. Cette lettre à Carleton était “one good fake !”

Il se mit à fouiller tous les coins de la pièce : nul plan n’était là.

Il se mit à ricaner avec sarcasme. Là-haut il entendit marcher Mme Daurac.

Turner se rapprocha encore de la cheminée.

— On l’aura peut-être enlevé de là ? se dit-il. Si je demandais à la vieille… Ah ! au diable ! ajouta-t-il après réflexion. On m’a dit de regarder derrière la pendule, on ne m’a pas ordonné de mettre toute la maison sens dessus dessous. Au diable ! je m’en vais…

Et il s’en alla, au moment où Mme Daurac descendait de sa chambre.

La vieille femme demeura toute stupéfaite du départ si subit de son hôte qu’elle n’eut pas même le temps d’apercevoir.

Elle hocha la tête, puis verrouilla la porte et tourna la clef dans la serrure…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cécile avait suivi les deux soldats dans le matin froid et neigeux, et elle avait été introduite dans une antichambre du Château Saint-Louis. On la fit asseoir près d’un bon feu, et on lui dit d’attendre.

Elle attendit, à se morfondre, durant deux longues heures, si bien qu’à la fin elle commença de s’inquiéter. Dans le profond silence qui pesait sur le château, elle ne cessait de prêter l’oreille avec l’espoir d’entendre quelqu’un venir la chercher pour la conduire auprès de Carleton. Elle s’imaginait même de temps à autre voir Carleton en personne se présenter. Car elle connaissait bien Carleton et Carleton connaissait bien Cécile. Elle savait également l’estime du général anglais pour les Canadiens, mais plus particulièrement pour les Canadiennes de bonne famille et jolies. Oh ! Cécile n’était pas vaniteuse, seulement, comme toute femme, elle avait elle aussi sa petite coquetterie. Elle se savait jolie… que de regards admiratifs le lui avaient dit ! Que de jeunes hommes, qui venaient à la boutique de la rue Saint-Pierre, lui avaient décoché maints compliments ! Combien d’entre eux — Cécile pouvait en compter des centaines rien que sur le bout des doigts — avaient soupiré après sa jolie petite main, qui déroulait si gentiment les pièces de drap, de dentelle, de soie ! Donc, Cécile pouvait bien penser que Carleton — tout gros personnage qu’il était — s’il avait affaire à la jeune fille en rapport avec cet incident de la nuit passée, pourrait bien condescendre à venir en personne et sans apparat interroger Cécile !…

Huit heures sonnèrent… c’était le premier bruit qu’entendait Cécile dans cette grande habitation qui lui avait paru tout à fait solitaire. Et ce bruit de pendule, cette sonnerie venait d’une pièce voisine, une pièce dont elle devina la porte que masquait, une lourde tenture. Mais comment n’avait-elle pas entendu la sonnerie de sept heures ?… Tout simplement parce que derrière la tenture la porte avait été ouverte durant une minute, et un personnage avait durant cette minute épié la jeune fille qui ne pouvait se douter de rien. Mais au carillon de la pendule, le personnage mystérieux referma doucement la porte. C’est alors que le regard de la jeune fille découvrit la tenture, car cette tenture avait remué un peu…

Et Cécile regardait encore cette tenture, que la porte par laquelle elle était entrée s’ouvrit et qu’un domestique parut.

Le domestique s’inclina et dit :

— Si mademoiselle veut me suivre…

Cécile marcha sur les pas du domestique, qui la conduisit le long d’un large corridor et s’arrêta devant une porte à laquelle il frappa doucement.

Un valet ouvrit de l’intérieur.

Cécile pénétra dans une grande pièce richement meublée, et cette pièce lui parut une salle d’audiences. Elle vit Carleton, en uniforme militaire, assis derrière une grande table et occupé à lire des parchemins. Il était seul. Sous la table un grand lévrier était couché, le museau allongé sur les pattes. À la vue de la jeune fille le chien cligna des yeux, agita ses longues oreilles, puis feignit de dormir…

Le valet, qui avait ouvert la porte, se retira de suite.

Sans lever la tête Carleton prononça :

— Approchez, mademoiselle Cécile !

Le ton du général parut bienveillant. Mais Cécile remarqua que son visage était froid. Elle avança près de la table.

Le général, alors, leva les yeux, esquissa un léger sourire, se renversa dans son large fauteuil et dit en désignant un siège à sa droite :