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LA TAVERNE DU DIABLE

et une bougie, elle dit en se penchant dans l’ouverture :

— Voilà, monsieur Lambert…

Elle s’était penchée sur le bord de la trappe et tendait de sa main les deux objets demandés.

— Monsieur Lambert ! murmura-t-elle.

Elle venait de tressaillir rapidement…

Puis violemment elle plongea sa bougie dans l’ouverture de la trappe, elle fit entendre une sorte de grondement, et elle demeura comme statufiée un moment, les yeux désorbités, la respiration rauque.

À la lueur de sa bougie elle apercevait un tas de caisses amoncelées les unes sur les autres sous l’ouverture… et Lambert n’était plus là.

Alors elle poussa un cri farouche et se dressa d’un bond si violent qu’elle échappa sa bougie.

Furieusement elle la ramassa de sa main tremblante, et, de ses lèvres crispées par une rage mal contenue, elle murmura :

— Oh ! Lambert tu ne savais pas que de l’amour à la haine il n’y a qu’un pas !… Eh bien ! j’ai franchi ce pas… je t’aimais, et maintenant je te hais ! Je t’apportais sincèrement ta liberté, et cette liberté tu me l’as volée ! Oh ! oui, comme je te hais à présent ! Oh ! oui, comme je te hais à présent ! Oh ! comme je sens que j’ai été folle ! J’avais fini par m’imaginer que tu m’aimerais, et tout le temps tu me méprisais, tu m’exécrais, tu me raillais !…

Avec un geste de fureur folle elle crispa sa main gauche à son corsage qu’elle déchira, et l’on aurait dit que par ce geste farouche elle voulait s’arracher le cœur. Et, les dents serrées, les yeux en flammes, elle rugit :

— L’amour !… est-ce que cela existe ?…

Son regard chargé d’éclairs terribles s’éleva comme si elle eût voulu prendre le ciel à témoin et le défier.

— L’amour ! ricana-t-elle, c’est la haine qui couve… et on ne le sait pas ! Eh ! oui, lui que j’aimais, je le haïssais ! Oh ! je le sens bien maintenant que je le haïssais, de même que lui me haïssait ! Oui, oui… je le haïssais sans le savoir !

Son ricanement se termina par un râle, et dans ce râle elle prononça encore :

— Et je lui ai sauvé la vie… Oh ! mais à présent que je sais le haïr…

Un hoquet de rage et de haine coupa sa voix.

Elle esquissa un geste terrible, jeta loin d’elle la bougie dont la flamme crépita un moment sur le sol humide pour s’éteindre ensuite, puis Miss Tracey s’enfuit dans la noirceur en titubant, en pleurant, en rugissant ce mot trois fois répété :

— Malheur ! malheur ! malheur !…


XIV

LES DRAMES DE LA TAVERNE DU DIABLE


En apprenant que les Américains de Montgomery étaient revenus à la charge du côté de la rue Champlain, Dumas, comme on se le rappelle, était parti avec cinquante hommes pour se porter au secours de Jean Lambert.

Lambert avait dû abandonner la première barricade pour retraiter sur la deuxième près des casernes.

L’un des principaux officiers de Montgomery, le major Campbell, avait cru deviner le succès d’Arnold du côté de la rivière Saint-Charles, et il voulut rallier la colonne de laquelle il ne restait de valides qu’environ deux cent vingt-cinq hommes. Mais une centaine se trouvait tellement épouvantée en face des obstacles qu’elle refusa obéissance. Du reste ces hommes étaient rendus à bout par les terribles fatigues qu’ils avaient endurées jusque-là, que, profitant de la tempête qui continuait de sévir avec une certaine violence ; ils prirent la fuite du côté de Près-de-Ville.

Campbell demeura avec environ cent vingt-cinq hommes qu’il décida de jeter une seconde fois contre la première barricade devant laquelle Montgomery avait échoué.

Mais Campbell savait que la garnison de cette barricade avait été affaiblie. Ensuite, après avoir examiné les lieux et leurs défenses, il eut l’idée de tenter un assaut d’abord contre la barricade qui s’appuyait contre le cap et qui fermait l’entrée à la Ruelle-aux-Rats. Cette barricade était gardée par le lieutenant Peltier et huit hommes, mais elle était protégée par des défenses circonstancielles auxquelles Montgomery n’avait pas voulu s’attaquer. Ces défenses étaient des glaces que les marrées du fleuve avaient jetées contre le promontoire depuis quinze jours, et ces glaces s’étaient accumulées à une hauteur qui dépassait la barricade de plusieurs mètres. Mais il n’était pas facile de grimper à ces glaces recouvertes de neige, d’autant moins qu’elles se trouvaient disposées dans un pêle-mêle qui en rendait l’accès et le passage impossibles.