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LA TAVERNE DU DIABLE

d’épouvante. Des canons se mirent à gronder si terriblement que le sol en frémit sous les pieds des miliciens. Aux cris de gloire entendus l’instant d’avant, venaient de répondre des cris de colère, des cris de détresse, des cris de douleur que couvrait la voix puissante des canons et le crépitement continu de la fusillade. Une masse de peuple effarouché apparut, courant en désordre, hurlant, vociférant. À la vue des miliciens cette masse s’arrêta net, interdite. Parmi cette masse troublée Dumas reconnu des artisans canadiens. Il les interpella :

— Que veut dire ceci ?… Sont-ce les Américains qui vous poursuivent ?

L’un d’eux répondit :

— Carleton vient de descendre de la haute-ville avec cinq cents hommes et il refoule les Américains vers la rue Sault-au-Matelot où le major Brown vient de les prendre en queue !

— Ah ! diable ! sourit Dumas avec un terrible plaisir, ils sont donc pris entre deux feux ces damnés Américains ? Mais alors… ils sont loin d’être les maîtres de la ville !

Dix coups de feu partirent soudain derrière les fenêtres de la taverne, et cinq miliciens tombèrent frappés à mort par les balles des soldats ennemis qui y avaient cherché refuge.

— En avant ! clama Lambert en se jetant contre l’entrée principale de la Taverne.

La porte était solidement verrouillée à l’intérieur.

— Enfoncez ! cria Dumas.

Des miliciens, aidés par des artisans, se saisirent de pieux et de madriers et s’attaquèrent à la porte qui sauta de ses gonds.

La grande salle de la taverne était déserte. Mais au moment où les miliciens allaient l’envahir, une porte fut ouverte du côté de la cuisine, et dans cette porte parut John Aikins très pâle.

— Capitaine, dit-il à Dumas, maintenez vos hommes, vous êtes maître de la place ! Entrez !

Et il ouvrit la porte toute grande.

Dumas vit dans la cuisine plusieurs personnages, parmi lesquels il reconnut Lymburner, Rowley et plusieurs officiers américains. Il y avait là aussi quelques soldats et matelots,

Dumas regarda Lambert qui venait de s’approcher de lui et commanda d’une voix forte :

— Lambert, emparons-nous de ce monde !

Lambert fit un geste aux miliciens arrêtés derrière lui.

— Halte ! cria une voix terrible. Et devant le groupe des officiers américains parut le major Lucanius l’épée à la main.

— Rendez-vous ! commanda Dumas, nous sommes les plus forts !

Lucanius jeta un ordre à voix basse, et aussitôt les officiers ennemis saisirent leurs épées et foncèrent contre la troupe des miliciens.

Dumas allait donner l’ordre de faire feu, lorsque par une porte latérale de la salle apparut Miss Tracey. Derrière elle vingt matelots épaulaient leurs fusils dans la direction des miliciens.

— Feu ! rugit Miss Tracey.

Une terrible détonation éclata ébranlant la taverne entière et emplissant la salle d’une fumée épaisse et âcre.

Dumas, Lambert et une dizaine de Canadiens étaient tombés ; mais Dumas et Lambert s’étaient plutôt laissés choir sur le parquet pour ne pas recevoir une seconde décharge. Des deux amis, Dumas seul avait été légèrement atteint à la jambe gauche.

Lambert s’était de suite relevé et avait commandé le feu à son tour. Mais dans la fumée, le trouble et la confusion les balles des Canadiens firent peu de mal aux ennemis.

Alors les officiers américains profitèrent de l’opportunité pour prendre la fuite : l’épée à la main ils se jetèrent contre les miliciens. Une bataille corps à corps suivit dans un désordre et un pêle-mêle impossibles à décrire, une bataille dans laquelle ni les Américains ni les Canadiens ne semblaient avoir l’avantage, une lutte presque fantastique dont on ne pouvait prévoir la durée lorsque devant la taverne parut une forte troupe de soldats anglais venus de la haute-ville et commandés par le capitaine Laws.

La lutte cette fois était trop inégale, et les officiers Américains rendirent leurs épées. Cette fois aussi la victoire semblait bien acquise aux armes anglaises, et déjà les miliciens, matelots et le peuple lui-même, après avoir acclamé la victoire des Américains, allaient se réjouir de leur défaite… Mais le bruit d’un combat acharné venait de la rue Champlain, de ce côté accouraient encore du peuple et des soldats de la garnison poursuivis par un détachement de soldats ennemis. Dumas et Laws s’élancèrent de nouveau au combat avec leurs hommes, et à leur tour se mirent à refouler les Américains qui n’étaient qu’une centaine d’hommes. Les Canadiens et les Anglais avaient l’avantage malgré l’opiniâtreté des Américains qui, au