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LA TAVERNE DU DIABLE

aux-Rats et tous deux attendirent l’explosion, immobiles et silencieux.

Miss Tracey avait calculé qu’il faudrait environ six à huit minutes de combustion avant que la mèche fut entièrement consumée, c’est-à-dire avant que le feu eût atteint le baril de poudre.

Mais dix minutes s’écoulèrent et l’explosion ne se produisit pas.

Cinq minutes s’écoulèrent encore.

Miss Tracey regarda alors le matelot avec stupeur.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? murmura-t-elle.

— La mèche s’est éteinte ! émit le matelot.

— Attendons encore cinq minutes ! dit la jeune fille.

Cinq autres minutes se passèrent, sans qu’aucune explosion ne vînt ébranler le sol et les constructions voisines.

La fille du tavernier jeta une imprécation de rage.

Va-t-il falloir recommencer ?… Viens, Jack, il faut absolument que cette fille meure !

— Mes services sont-ils absolument nécessaires ? demanda le matelot pris de peur.

— Je ne sais pas, mais je paierai ce qu’il faut, viens ! As-tu peur ?

— Oh ! ce n’est pas la peur… mais il serait peut-être plus prudent d’attendre encore un peu avant de retourner.

— Attendre… fit Miss Traeey avec un rugissement… attendre que cette canadienne maudite m’échappe encore ? Non ! Reste, si as peur !

Et la fille du tavernier reprit le chemin de la baraque où elle avait laissé Cécile.

Le matelot, à contre-cœur, la suivit.

En arrivant dans l’impasse Miss Tracey vit des traces de pas qu’elle n’avait pas remarquées auparavant. Elle examina l’empreinte des pas qui lui parurent ceux d’un homme… Elle eut un terrible pressentiment. Rapidement elle marcha vers la baraque, poussa la porte, jeta un coup d’œil rapide vers le lit de camp où elle avait vu Cécile pour la dernière fois, et elle fit entendre un cri rauque.

Cécile était partie.

Sur le plancher gisaient les cordelettes qui avaient servi à la ligoter.

Puis son regard interrogea la trappe, elle ne vit pas la mèche.

Elle se retourna vers le matelot qui demeurait sur le seuil de la porte et dit :

— Tu dois comprendre maintenant pourquoi l’explosion n’a pas eu lieu ?

Elle ricana avec fureur.

— Vois ! ajouta-t-elle, il est venu ici un homme qui a délivré Cécile !

— Mais la mèche ? dit le matelot toujours craintif.

— Ne comprends-tu pas qu’il l’aura retirée du baril de poudre ?

— C’est juste ! admit le matelot rassuré cette fois.

— Allons, dit Miss Tracey, voir si nous avons raison.

Elle reprit la lanterne qu’elle avait déposée sur un lit de camp, la fit allumer encore une fois par le matelot, ouvrit la trappe et descendit dans la cave.

— Suis-moi ! dit-elle au matelot.

Ce fut encore à contre-cœur que le pauvre diable obéit à la jeune fille.

Lorsque Miss Tracey fut arrivée au baril, elle éleva sa lanterne et constata en effet que la mèche avait été retirée, à moins qu’elle n’eût été brûlée entièrement et que, par un prodige inexplicable, l’explosion ne se fût pas produite. Soudain le matelot poussa une exclamation de surprise.

— Qu’est-ce cela ? dit-il.

— Quoi donc ? demanda Miss Tracey.

— Voyez…

Derrière les trois barils une fugitive lueur brillait, pétillait, s’éteignait, puis reparaissait.

Très émue et intriguée à la fois la jeune fille avança la lanterne et jeta par-dessus les barils un regard perçant.

Elle poussa aussitôt un cri de surprise.

Quant au matelot, il recula avec un geste de terreur.

La lueur blafarde de la lanterne leur permettait de voir, assis sur le sol et le dos appuyé contre un baril, un soldat américain qui tenait dans ses mains la mèche soufrée qu’avait allumée Miss Tracey.

Le pauvre diable ayant eu les deux jambes brisées par la mitraille de la barricade de la rue Champlain, avait réussi à se glisser jusque-là dans l’espoir d’échapper aux Anglais ou aux Canadiens. Il semblait avoir un énorme plaisir à regarder brûler la mèche.

Mais au cri poussé par Miss Tracey, il tourna vivement la tête ; et si Miss Tracey eût été moins troublée, elle eût vu aux lèvres de l’américain un sourire narquois.

— Ah ! ah ! dit le soldat en ricanant, il m’en coûtait de mourir seul ici. Mais à présent que j’ai des compagnons de voyage, bonsoir !

D’un geste rapide il fourra la mèche dans