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LA VIERGE D’IVOIRE

Et le docteur Rouleau s’en alla.

Naturellement la joie éclatait dans toute la famille du restaurateur.

En bas, le bossu redressait sa petite taille, se haussait sur ses courtes jambes, le bonheur le grandissait.

Eugénie était plus souriante que jamais. Quant à Clarisse, elle devenait plus vive. Quoi ! si la prédiction du docteur allait se réaliser !… Ah ! ce qu’il en avait causé du trouble et de l’anxiété ce pauvre Adolphe ! Ce qu’il en avait coûté de sous et de piastres… et des veillées donc ! Non… on n’en revenait pas !

À tous les clients de sa connaissance Amable ne manquait pas d’apprendre la bonne nouvelle ! Aux passants de la rue qu’il ne connaissait pas, il avait envie de crier :

— Mon fils est guéri !… Il est ressuscité !

Oui, c’était une résurrection !

Et dans la joie commune on avait oublié Philippe Danjou… on l’avait oublié, parce que la joie grandissait… parce que Adolphe, au midi de ce jour, avait gagné encore vingt autres points, comme aurait dit le docteur Rouleau. Et au soir, entre les cinq heures et six heures — ah ! décidément, c’était un vrai miracle ! — Adolphe avait demandé qu’on l’assît dans une grande chaise placée tout près de la fenêtre qui regardait la rue Notre-Dame et les immeubles qui se dressaient, grisâtres, tout en face. De cette fenêtre Adolphe pouvait se divertir à regarder passer les gens de la rue, les voitures, les tramways. C’était pour le revenant un vrai plaisir… il y avait si longtemps qu’il n’avait vu ce mouvement de monde et de choses, il n’en avait entendu que le bruit agaçant et monotone. Aujourd’hui, il ne les reconnaissait pas et il trouvait tout cela très beau, cela lui semblait un rêve extravagant, c’était presque une vision de ciel. Oui, depuis sept longues années qu’il gisait sur cette couche de souffrances ! Tout, à cette heure, lui paraissait si nouveau, tout était si gai… et il faisait si beau, avec un soleil couchant, tout rouge, tout jaune, tout doré, qui riait par-dessus les hauts toits qui bordaient la rue Notre-Dame.

C’était une de ces belles fins de jour d’octobre, où l’on aime tant à vivre après les chaleurs étouffantes des mois d’été, et où la brise a un parfum de printemps. Adolphe avait fait ouvrir la fenêtre, et il avait assez de force pour se soulever des mains et pencher sa tête ravie dehors, au-dessus de la rue. Il aspirait, avec la poussière que soulevait le passage d’un tramway, le grand air qui lui semblait un nectar. Ses poumons affaiblis se dilataient d’aise, se gonflaient, ses narines frémissaient, ses grands yeux, tout papillotants, se réjouissaient.

En bas, le bossu, trottinait de temps à autre jusqu’au seuil de sa porte, levait sa face réjouie vers la fenêtre d’en haut, voyait le visage heureux d’Adolphe et criait :

— Hein ! mon Adolphe, c’est beau ! C’est bon, la vie, la santé, la force !

— Oui, oui, papa… Mais je voudrais descendre en bas !

— En bas ! Ici !… es-tu fou ? Attends, que diable ! Demain, mon garçon, demain ! Vrai, je te mettrai à la caisse !

Il riait, le brave homme, puis vivement courait à son grillage pour recevoir la monnaie d’un client qui venait de terminer son souper.

C’est à l’un de ces moments que parut Philippe Danjou. Il revenait de sa première journée de travail, et, ce soir là le caissier de M. Roussel lui avait avancé, deux dollars.

Deux dollars !…

Mais cela valait quasi une fortune pour Philippe !

Deux dollars !… oui, mais avec ça il attendrait plus patiemment la paye du samedi !

— Bonsoir, monsieur Beaudoin ! cria joyeusement Philippe.

Quelle différence, ce soir-là, avec son entrée de la veille.

Amable vit le jeune homme rayonnant, et sa figure à lui se rembrunit.