Page:Féron - Le Capitaine Aramèle, 1928.djvu/39

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et nul doute qu’un Dickens y aurait trouvé mille sujets humoristiques qui eussent fait les délices du siècle présent et des siècles futurs.

Mrs Loredane n’était pas seulement hôtelière, elle s’était faite agent matrimonial. Dès qu’un jeune homme avait eu l’heur de lui plaire, elle se faisait fort de lui trouver femme à son goût et à sa main. Aussi voulait-elle à tout reste marier le lieutenant Hampton qui était un fidèle de sa maison.

Elle lui avait donc déclaré, un jour :

— Si vous daigniez me confier votre cas, je vous choisirais une femme qui vous irait comme un gant.

Hampton s’était mis à rire pour demander aussitôt sur un ton goguenard :

— Ne serait-ce pas Miss Lottie que vous désirez m’offrir ?

— Ce serait peut-être la femme qu’il vous faut, sourit Mrs Loredane : Malheureusement je la trouve trop jeune encore pour s’embarquer dans une si mystérieuse aventure.

— Mais n’a-t-elle pas seize ans ?

— Oui, elle en aura bientôt dix-sept ; voilà justement pourquoi elle ne se mariera pas maintenant.

— Vous trouvez donc qu’à seize ans une jeune fille n’est pas mûre pour le mariage ?

— Parfaitement.

— En ce cas, madame, vous me condamnez au célibat : je n’ai jamais désiré que du seize ans, et, bien à propos ou plutôt mal à propos, j’avais jeté mon dévolu sur miss Lottie !

Mrs Loredane demeura sérieuse et ne répliqua pas, parce que le lieutenant riait, et Mrs Loredane n’aimait pas qu’on plaisantât sur le compte de sa fille. Pourtant, en dépit de son air de plaisanter, Hampton était peut-être sincère. Car il avait pu, une fois ou deux, entrevoir la fille de Mrs Loredane, et il l’avait trouvée fort jolie. Mais il venait de comprendre que la mère avait pour sa fille des prétentions qu’il ne pouvait satisfaire. Il en ressentit de suite du dépit. Mais Mrs Loredane, pour se ménager l’estime et la clientèle du jeune lieutenant et aussi pour lui ôter tout désir de sa fille, décida de lui trouver un numéro seize, numéro qu’il semblait tant convoiter.

Mais quel serait ce numéro ? Où le dénicherait-elle ? Peu importe ! Mrs Loredane compterait sur un hasard.

Trois mois s’étaient écoulés, et le bienheureux hasard espéré par la tenancière du « King’s Inn » se présenta à l’improviste, lorsque Mrs Whittle présenta à Mrs Loredane Thérèse Lebrand.

— Ho ! sweet Theresa ! s’écria Mrs Loredane en embrassant la jeune fille sur les deux joues.

Thérèse faillit se trouver mal à ce contact et à la vue de cette maritorne peinturée, fardée, frisée, excessivement décolletée, et toute couverte de bijoux et de pierres précieuses. Les parfums violents qui se dégageaient de Mrs Loredane montèrent à la tête de Thérèse, tant et si bien qu’elle redouta que ces parfums ne fussent empoisonnés.

Malgré son dégoût et sa confusion elle parvint à faire assez bonne contenance, et docilement elle se laissa conduire au réfectoire, situé dans le fond du pavillon central. Le réfectoire avait douze tables, et au moment où Thérèse y était introduite en compagnie de Mrs Whittle, du major et du lieutenant Hampton, dix de ces tables étaient occupées chacune par six convives, hommes et femmes. La onzième table n’avait qu’un convive, la douzième était vacante. C’est à cette table que Mrs Loredane plaça les Whittle et l’orpheline.

Lorsque ces nouveaux personnages pénétrèrent dans le réfectoire un grand brouhaha régnait : les convives mangeaient, buvaient, parlaient très fort et riaient à gorge haute. La première chose qui frappa, et presque d’horreur, les yeux de Thérèse, ce furent des jeunes femmes et des jeunes filles qui, déjà demi-ivres, levaient encore des coupes pleines de liqueur. Et ces femmes et ces jeunes filles étaient si légèrement vêtues que la pudeur de l’orpheline s’en offusqua.

Elle voulut se retirer avant même d’avoir pris le siège que venait de lui indiquer Mrs Loredane ; mais Mrs Whittle la poussa presque rudement, tandis que Mrs Loredane, en souriant, disait :

Dear Theresa, je vous assure que vous serez satisfaite du service.

En même temps elle aidait la jeune fille à s’asseoir, ou mieux, sans le faire voir, elle la contraignait doucement. Hampton prit place à côté d’elle, et le major et sa femme s’assirent vis-à-vis.

Thérèse se trouvait à faire face au major Whittle d’abord, puis au convive solitaire de la table voisine. Or, ce convive, — un jeune homme, — parut intéresser de suite la jeune fille, parce que son attitude digne et