Page:Féron - Le dernier geste, 1944.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
53
LA GUERRE ET L’AMOUR

Le major promit de revenir avant de retourner à Halifax, où se trouvait son quartier général. Et il s’en alla, sans songer à remplir une feuille de recensement, ainsi qu’il le faisait quelquefois, lorsque ses pas le conduisaient dans une ferme où ses recenseurs n’avaient pas encore paru. Mais là, n’avait-il pas intentionnellement oublié ce détail ? N’était-il pas trop séduit par la beauté et la grâce de Louise, au point de lui faire négliger ses affaires ? Enfin, ne sentait-il pas d’ores et déjà et par quel magique pouvoir, que cette exquise jeune fille, sans doute aussi bonne que belle, l’attirait puissamment ?…

♦     ♦

Tout de même, le recensement qui se poursuivait dans le pays finissait par mettre un peu d’inquiétude dans l’esprit des habitants de la Cédrière. Le major américain avait été très poli et très aimable, mais il avait un devoir à remplir avec une mission dont on ne pouvait pas ignorer complètement la nature ou le motif. Au fait, pourquoi ce recensement ? Dans quel but prenait-on l’inventaire de tous les biens des habitants ? Et l’inquiétude augmenta lorsqu’on apprit un beau matin que la guerre avait repris entre l’Angleterre et la France ; on entrait dans ces funestes hostilités dites « Guerre de Sept ans ».

Mais les jours qui suivirent s’écoulèrent si paisiblement, que l’inquiétude finit par se dissiper. Seulement, le capitaine s’étonnait de plus en plus de voir qu’on ne couchait point son nom et la valeur de ses biens sur le papier à recensement, ainsi qu’il était fait avec les autres habitants du pays. Peut-être l’avait-on oublié… Il le souhaitait de toute son âme.

Sur la fin du mois, Carrington reparut à la Cédrière, mais sans être accompagné cette fois du lieutenant Holbart. Il était seul. Il revenait pour faire ses adieux. Et après avoir salué Louise et sa mère puis serré la main du capitaine, il expliqua,

— Il m’a été impossible de venir plus tôt vous faire visite, en raison d’une rude besogne qui m’a retenu journellement. Mais je ne pouvais pas, et le voulais encore moins, m’éloigner de votre pays sans venir vous faire mes adieux et vous remercier encore de la cordialité avec laquelle vous m’avez reçu.

Il donna quelques détails insignifiants sur sa mission, qui se trouvait terminée, et acheva, comme en confidence :

— S’il survenait dans le pays quelque événement susceptible de vous inquiéter, demeurez tranquilles. N’ayez aucune crainte, aucun souci, et fiez-vous à moi. Et si par aventure, vous aviez besoin de quelque secours, assistance ou appui, car on ne sait jamais ce qui peut arriver, recommandez-vous de ma personne. Je retourne à Halifax et, de là, il est possible que je sois rappelé à Boston, cela dépendra du cours des événements. En tout cas, j’ai bon espoir de revenir dans ce pays avant longtemps, et j’aurai alors grand plaisir à vous revoir.

Je vous remercie bien, répondit le capitaine, de l’intérêt et de la sollicitude que vous daignez nous témoigner, et je vous prie de croire que notre reconnaissance vous est déjà tout acquise. Mais voulez-vous me dire une chose, si ce n’est pas trop abuser de votre bienveillance ? Nous aimerions bien savoir s’il est vrai que la guerre, une fois encore, est déclarée entre l’Angleterre et la France.

— Rien de plus vrai. Voilà pourquoi je vous ai mis sur vos gardes. Mais ne vous inquiétez pas outre mesure à ce sujet, je ne pense pas que cette guerre soit de longue durée, et bientôt encore la paix sera rétablie.

— Dieu vous entende ! soupira l’ancien pêcheur.

Carrington avait glissé un long regard vers Louise, un regard qui sembla chargé de regret, et il se retira après avoir salué les maîtres du logis.

♦     ♦

À quelques jours de là, un habitant de la Pointe-aux-Corbeaux apporta à la Cédrière un paquet de lettres venues de France à Québec et, de là, envoyées à l’Île Saint-Jean, comme le portait la souscription. Toutes étaient, adressées au capitaine Dumont, mais sous chaque pli il y en avait une pour Louise, et ces lettres étaient d’Olivier. Elles avaient été écrites à différentes dates, la première de 1746 et la dernière de 1755. On ne pouvait expliquer comment ces lettres avaient pu être retenues si longtemps par les personnes qui en avaient été chargées. Il est une chose du moins certaine, c’est que ces nouvelles d’outre-mer causèrent une joie immense, mais aussi une inquiétude nouvelle, du moins chez Louise, puisque la dernière de ces lettres datait de plus d’une année. Tout de même, tous les espoirs si longtemps entretenus et souvent sur le point de sombrer se ranimèrent. Louise, pour sa part, pouvait croire qu’Olivier vivait encore.

Dans ces lettres Olivier relatait tout ce qui lui était arrivé depuis la reddition de Louisbourg. Puis il parlait d’Aurèle, qui, au printemps de 1746, s’était embarqué sur un navire allant au Mexique, d’où il espérait, par la suite, rejoindre ses parents dans l’Île Saint-Jean. Plus tard, on avait rapporté que ce navire avait fait naufrage sur les côtes d’Espagne, se perdant corps