Page:Féron - Le dernier geste, 1944.djvu/59

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souffrait durement. Sa femme et sa fille connaissaient toute sa vie passée, elles ne pouvaient donc plus prendre beaucoup d’intérêt à l’écouter. Mais n’y avait-il pas Guillaume ? Ah bien, oui. Guillaume… Qu’en pouvait-il faire ou attendre ? Guillaume, durant le jour, se tenait à son travail des champs, et le soir venu, sitôt après le souper, il s’allongeait sur un banc, bâillait et dormait jusqu’à l’heure des prières en commun, avant le coucher.

En outre, ce Guillaume n’était pas un loquace ; ayant la langue dans sa poche, il ne la tirait que par nécessité. Il était incapable de se mêler à une conversation, par timidité d’abord, ensuite par un manque de développement intellectuel. Quand il ne dormait pas sur sa chaise, il contemplait Louise d’yeux arrondis et lumineux, avec un sourire béat aux lèvres. Il avait l’air de vouloir la manger, la trouvant si belle, et, comme une belle pomme juteuse, si bonne à croquer. Il l’aimait en secret, comme autrefois le jeune Micmac. Pour Louise il n’avait pas moins de dévouement que l’Indien en avait montré. Si la jeune fille exprimait le désir ou formait le projet d’entreprendre telle besogne ou tels travaux où la main de l’homme pouvait être utile, Guillaume s’offrait, disant :

« Je vous aiderai, la demoiselle, » ou encore « Je ferai ça pour vous. » En vérité, il se serait jeté au feu pour lui plaire ou pour lui épargner une peine.

Louise, d’un sourire tendre, le remerciait de ses attentions et de ses empressements. Elle voyait que, là encore, elle était aimée, qu’un oui ou un non de sa bouche pouvait faire le bonheur ou le malheur de ce gros garçon fruste, mais bon et serviable. Aussi se soumettait-elle à ses désirs par crainte de lui causer une peine par un refus ou une rebuffade, car elle ne pouvait pas souffrir de voir autour d’elle des visages chagrinés. Elle préférait pour elle mille souffrances plutôt que d’en voir une seule sur les physionomies des personnes pour qui elle avait de l’attachement. On peut donc concevoir la souffrance qu’elle éprouva, en voyant Carrington s’éloigner lourd de chagrin, de déception et, peut-être aussi, de désespérance.

Cette désespérance, elle-même n’était pas loin d’en subir le fardeau. Car le départ de l’officier avait laissé dans son âme un trouble intense fait d’un mélange de regret, d’amertume et de découragement. Elle eut beau se donner des espérances, se peindre des avenirs éblouissants, se voir l’heureuse d’Olivier, s’inspirer des joies célestes, rien n’y fit : elle ne pouvait plus retrouver son calme et sa sérénité des jours anciens. Très souvent, lorsqu’elle s’abandonnait à quelque méditation, elle évoquait certains entretiens qu’elle avait eus avec Carrington, et au cours desquels il avait défini le rôle de la femme sur la terre. Une fois, Louise avait parlé de couvent pour se retirer, advenant la mort de son fiancé et celle de ses parents, Carrington avait appelé cet acte une désertion. Elle se rappelait mot pour mot ce qu’il avait dit à ce sujet.

« La femme qui agit ainsi par déception, découragement ou simplement par peur de la vie, accomplit une désertion, tout comme le soldat qui abandonne son régiment avant l’attaque. La femme appartient à la terre, à l’homme. Dieu l’a mise sur la terre pour porter des fruits, ainsi qu’un arbre fruitier ; et ce serait se soustraire à la volonté divine que de rester, de son plein gré, inerte et stérile. La femme en ce monde n’a qu’un rôle, et le voilà ».

Ah ! ce rôle… Depuis longtemps Louise l’avait soupçonné, senti. Dès l’âge de puberté elle en avait compris le sens, senti le trouble mystérieux et l’émotion vive. Et à ce rôle elle s’était peu à peu accoutumée par la pensée d’une conception future, pensée qui n’avait cessé d’agiter sa chair immaculée. Ce sentiment s’était développé, élargi, alors qu’elle faisait la classe aux tout petits au couvent de Louisbourg. Là, elle avait appris à aimer les enfants, et souvent elle s’était plu à se voir, un jour à venir, berçant dans ses bras un petit… un petit à elle. Une pluie de joies, alors, descendait sur elle, l’inondait.

Elle se demandait comment Carrington avait pu pénétrer les secrets de son âme et surpris ses légitimes désirs. Il avait lu en elle comme en un livre ouvert, et cela suffisait pour laisser en elle une empreinte ineffaçable de sa personne. Car maintenant Louise ne pouvait plus chasser de son esprit l’image du jeune officier. Même au plus fort de ses occupations journalières, lorsque le travail exigeait toute son attention, dans ses lectures pieuses ou autres, et surtout dans ce livre de chevalerie, l’image du major Carrington se présentait au point que, souvent, le souvenir d’Olivier s’affaiblissait, se voilait d’ombre pour laisser le souvenir de l’autre en pleine lumière, en pleine vie.

Mais ce souvenir, cette empreinte laissée en elle par Carrington, ne lui était pas une réjouissance ; bien au contraire, elle s’en épouvantait. Car elle se demandait, advenant le retour d’Olivier, comment elle pourrait décharger son esprit d’une vision qui l’obsédait, redoutant que l’image de Carrington ne s’interposât entre elle et son mari, et, de ce fait, n’amoindrit son amour et sa tendresse pour ce dernier.

Si elle n’avait eu que la pensée du major Carrington pour mettre le trouble dans sa vie intime, cette vie eût été assez tolérable. Déjà, sans le vouloir, elle avait