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LA GUERRE ET L’AMOUR

large, où ça moutonnait… Bientôt la brume se ferait sur l’île.

Après avoir considéré une dernière fois l’ensemble de son navire, le pêcheur sauta dans un canot qui se balançait à bâbord. En quelques coups vigoureux de rames il gagna la terre où, derrière des rochers mousseux, croissaient de hauts bois. Une fois le canot solidement amarré, il s’engagea dans un chemin taillé à travers bois menant à la ville. Louisbourg, à deux milles de là, dressait allègrement ses remparts et ses clochers. Une demi-heure de marche suffisait au pêcheur pour faire ce trajet ; puis il pénétrait dans l’enceinte de la forteresse par l’unique pont-levis et gagnait sa demeure.

En rentrant chez lui, le marin trouva sa femme, seule et en train de préparer le repas du soir.

— Enfin, tu rentres, Constant… Et l’Aurore.

— Tout équipée, toute gaillarde, toute prête à filer, ma femme, Oh ! je t’assure qu’elle est jolie… Elle reluit comme un louis neuf.

— Alors, tu es content ?

— Content… oui, bien content. Tout de même, si l’on venait me dire qu’on pourrait mettre à la voile dès demain matin, je serais plus content encore. Sais-tu que je brûle d’impatience, des fois, à voir ces sacrées glaces qui nous ferment la mer et ne partent point.

— Espère, Constant. Prends courage, mon ami : tu n’as plus que quelques jours d’attente.

— Je le souhaite, Thémise, je le souhaite, — fit le pêcheur en bourrant sa pipe.

Arthémise Dumont était du même âge que son mari, mais d’air plus jeune, fraîche encore, accorte et vive. On ne découvrait qu’un rare fil blanc dans ses cheveux noirs, tandis que Constant grisonnait vivement des cheveux et de la barbe. Elle se gardait jeune par la bonne humeur, toujours souriante, contente d’elle-même, de son mari et de ses enfants. C’était une femme heureuse. Sans être bavarde, elle aimait assez à parler ; mais, prudente, elle savait s’abstenir d’émettre des avis ou de donner des conseils que, par la suite, elle aurait pu regretter. Pour son mari, dame Dumont réservait un amour entier, le temps, les différences de caractère, les heures inévitables entre époux n’ayant en rien diminué ou atténué cet amour, un amour qu’elle poussait jusqu’à la dévotion et qu’elle avait su étendre à ses deux enfants, Aurèle et Louise. Toujours aux petits soins pour ces trois êtres qui faisaient son univers et la plénitude de sa vie, l’épouse et sa mère nourrissait dans son grand cœur une tendresse de femme généreuse qui entend tout donner de soi et s’imagine ne jamais donner assez. On concevrait malaisément la douleur de cette femme, si l’un de ces trois êtres venait à lui manquer. Aussi, que de recommandations, que d’exhortations à la prudence elle s’ingéniait à faire au père et au fils quand ils s’apprêtaient à prendre la mer. Mêmes exhortations à Louise, qui pourtant ne courait guère de dangers à se rendre chaque jour à sa classe, au couvent des Dames de la Congrégation. La pauvre femme croyait toujours voir quelque péril guettant son mari ou ses enfants, chaque fois que l’un ou l’autre s’absentait du toit familial.

Pour cette excellente créature, le capitaine Dumont ne ménageait point l’amour ou la tendresse, et pas un jour ne passait qu’il ne s’estimât heureux d’avoir « si bien tombé dans le temps ». Lorsqu’il partait pour la pêche, il l’embrassait longuement, lui recommandait de ne pas s’ennuyer, ni de s’inquiéter, jurant qu’il serait prudent et qu’il penserait à elle jusqu’au retour. Quelquefois il partait en de longs voyages qui, selon la mer et les vents, durait des mois. Sa femme, bien malgré elle-même, vivait alors dans une constante inquiétude. Oh ! bon Dieu ! quel apaisement, quelle joie, quand, un beau soir, elle apercevait l’Aurore rentrant saine et sauve au port.

Voilà quelle était cette brave famille qu’un destin implacable marquait d’un sceau mystérieux et vouait à un sort que rien dans la marche du temps ne pourrait changer ou modifier ; une fatalité se posait en maîtresse souveraine et absolue dans l’existence de ces braves gens.


♦     ♦


Le capitaine Dumont — ainsi qu’il aimait s’entendre appeler — s’était assis au coin du feu, dans la spacieuse salle commune où, chaque jour, se réunissait la famille. Un moment après, la porte s’ouvrit, encadrant un grand et robuste garçon d’une vingtaine d’années, sans barbe et de teint fortement hâlé. C’était Aurèle. Il avait les traits de sa mère et aussi un peu de sa taille, mais plus haute. Le capitaine était mince et ramassé sur des jambes assez longues. Aurèle avait le visage d’un bel ovale, comme celui de sa mère, tandis que le capitaine offrait aux regards une large face sous une tête forte et ronde ; et cette face s’enveloppait d’un large collier de barbe grise allant d’une tempe à l’autre et faisant un grand demi-cercle sous le menton, qu’il tenait bien rasé, ainsi que sur la lèvre supérieure. Ainsi découverte, sa bouche apparaissait mince, petite, un peu effacée. Aurèle, toujours com-