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LA GUERRE ET L’AMOUR

Dans une angoisse facile à comprendre, Louise et sa mère guettaient le retour du vieux. Elles voyaient bien que l’incendie prenait des proportions terribles à chaque minute qui s’écoulait. L’étang s’était couvert d’une cendre brune et huileuse. Les chevaux et le mulet, dans leur enclos, dressaient les oreilles avec inquiétude, et de leurs naseaux frémissants aspiraient cette fumée annonciatrice d’un danger qui les menaçait. Puis ils se mettaient à renâcler, à hennir, et tout d’un coup, comme saisis d’effroi, bondissaient et galopaient autour de l’enclos cherchant une issue pour fuir. Les volailles, toutes juchées sur un tas de fumier, écoutaient et regardaient de leurs yeux ronds et papillotants, immobiles, comme figées et glacées. Une fois, des perdrix passèrent à tire-d’aile, traversant la clairière, fuyant l’incendie. Une autre fois, ce fut un lièvre qui, débouchant dans la clairière, s’arrêta net, comme surpris, les oreilles droites et les yeux arrondis. Puis, reprenant son élan, il traversa la clairière en quelques bonds et disparut dans les bois, fuyant lui aussi le feu qui venait. Tous les êtres animés prenaient la fuite, cherchant leur salut hors de cette forêt qui ne pouvait plus être bientôt qu’une torche immense. Louis comprit qu’il leur fallait, eux aussi, fuir le plus tôt possible : ces petites bêtes qui fuyaient, les chevaux qui cherchaient une issue pour s’échapper au danger qu’ils flairaient, tout cela était un avertissement, qu’on ne pouvait dédaigner.

Enfin, le capitaine parut essoufflé, à bout de forces.

— Nous n’avons qu’une chose à faire, dit-il dès qu’il fut entré dans la maison, charger la charrette des choses les plus indispensables, atteler les chevaux et partir avec nos animaux. Si nous restons ici, nous y brûlerons comme de la paille.

C’était l’avis de Louise et de sa mère. Seulement, il fallait se hâter. Le capitaine suggéra qu’on prit par les champs, afin de rassembler le troupeau dans le pâturage et de s’en faire suivre. On ferait peut-être la rencontre de Guillaume, qui leur serait utile de bien des manières et qui, en outre, pourrait leur indiquer un chemin qui les mettrait hors de danger. Car le capitaine avait annoncé qu’il ne fallait pas songer au chemin de sortie, qui lui avait paru barré par le feu.

Il fallut plus de trois heures pour empiler sur la charrette les choses les plus nécessaires, atteler les chevaux et partir. Dans une grande armoire on avait entassé les volailles. Derrière la charrette et retenu par une corde passée à son cou, le mulet suivait. Le capitaine et sa femme étaient assis sur le devant de la charrette. Louise, ayant, dit qu’elle monterait plus tard sur la charge, marchait derrière le mulet et la charrette. On atteignit les champs, puis le pâturage, sans avoir rencontré Guillaume. Si l’on s’éloignait du foyer de l’incendie, il n’en restait pas moins une épaisse et âcre fumée qui rendait l’air presque irrespirable. Au-dessus des bois le vent continuait à rugir et à charrier des tourbillons de fumée. Le grondement de l’incendie, quoique diminué par la distance, s’entendait encore. Dans l’obscurcissement du soleil une ombre sévère et lourde planait. Toute la nature prenait un aspect de tourmente, de catastrophe et de deuil. Les cœurs se serraient d’inquiétude et d’angoisse.

Louise avait rassemblé le troupeau et elle essayait de le pousser devant les chevaux. Le capitaine, ne connaissant aucune voie pouvant le conduire hors des bois, avait décidé de suivre un vallon auquel, dans son imagination, devait succéder un autre vallon, si bien que de vallon en vallon on finirait par trouver une issue. Le vallon allait dans une direction nord et ouest. Mais une chose bientôt les contraria, le troupeau refusait de s’éloigner du pré. Dès que Louise l’avait rassemblé, il se débandait, et se dispersait. À deux ou trois reprises elle essaya vainement de les conduire dans le vallon et de les pousser devant l’attelage. Que faire ? On perdait un temps précieux. Le capitaine se fâcha.

— Au diable ces sacrées bêtes ! cria-t-il à Louise. Tant pis pour elles si elles se font prendre par le feu !

Il fit monter Louise, hors d’haleine, sur la charge et l’on repartit. Au bout d’un quart d’heure de marche, on s’aperçut que la fumée envahissait le vallon, et plus on avançait, plus cette fumée devenait épaisse. Il parut encore que le grondement de l’incendie devenait plus distinct, plus fort et qu’on s’en allait à sa rencontre. Une fois, une colonne de fumée, haute et noire, jaillit devant eux, pas très loin, suivie par des craquements dont on ne pouvait dire la nature, mais qui faisaient clairement entendre que là, tout droit devant eux, il n’était pas bon de s’aventurer. D’ailleurs, comme le vallon faisait un coude assez prononcé vers le nord, l’attelage s’arrêta subitement, devant une muraille infranchissable pour la charrette. C’était un coteau fortement boisé qui fermait le vallon et, naturellement, tout passage. Et par delà ce coteau, on pouvait percevoir de mieux en mieux la rage de l’incendie.

— Mais le feu est de tous côtés ! cria dame Dumont, à peu près terrifiée.

Louise venait de sauter à bas de la charge, avec l’intention de chercher, contre tout espoir, une issue qui les mènerait au salut. Car il apparaissait comme impossible d’aller plus loin, comme l’avait dit le capitaine devant l’obstacle qui se présentait. Il était inutile de chercher une