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LE DRAPEAU BLANC

vant la débandade de quelques compagnies de l’armée :

— Les pauvres gueux, ils l’ont attrapé dur de ces damnés Anglais !

Ils plaignaient leurs soldats plutôt qu’eux-mêmes.

D’autres vieillards disaient en essuyant une larme furtive :

— Ça serait ben effrayant, s’il fallait que les Anglais s’emparent de Québec !

Un jouvenceau qui flânait et lorgnait les soldats en dispute devant la porte de l’auberge, ayant entendu cette remarque, dit d’une petite voix suffisante et assurée :

— Oh ! c’est pas à craindre pour ça, parce que Monsieur le Chevalier de Lévis va venir mettre les affaires en ordre !

— Oui, mais, répliqua un pauvre vieux appuyant ses mains sur deux bâtons noueux, c’est pas avec des soldats de même qu’il va pouvoir remettre les choses ben en ordre !

Certes, à ce moment, les soldats qui avaient envahi le village montraient une telle indiscipline qu’ils inspiraient peu de confiance. Plusieurs jetaient leurs fusils ; d’autres les avaient lancés dans les fourrés le long de la route ; éreintés par la charge du fardeau, à bout de forces, s’imaginant que tout était perdu, que ces armes ne leur serviraient plus, ils s’en débarrassaient avec rage. Puis ils couraient vers l’auberge, se bousculaient, juraient, finissaient par entrer dans la grande salle d’où ils ressortaient peu après avec des flacons d’eau-de-vie pour aller dans les buissons voisins s’enivrer à cœur-joie. Et malgré les menaces des officiers plusieurs quittaient tout à fait le village et abandonnaient l’armée : c’était la désertion ! Disons qu’un gros tiers de l’armée était découragé, et l’ont eût dit que la mort du grand chef semait parmi ces soldats l’affolement et les poussait vers quelque grand désespoir. Mais à mesure que d’autres régiments arrivaient de Beauport, les officiers les posaient en cordon autour du village et empêchaient la désertion. Puis survint le chevalier d’Herbin qui, jouissant d’une grande autorité, put remettre l’ordre dans les rangs de ces compagnies insoumises. Il fit défense à l’aubergiste et à ses serviteurs de vendre des eaux-de-vie aux soldats, et aposta devant la véranda de l’auberge une compagnie de marins pour en défendre l’entrée.

Ce geste énergique du chevalier d’Herbin arrêta la débandade, et peu à peu le village reprit son calme ordinaire.

Autour du village et à l’orée des bois des feux s’allumaient, des fumées blanches montaient dans le ciel pur, des flammes crépitaient, et des refrains joyeux retentissaient : là on préparait la bouillotte. Les premiers convois de vivres arrivaient. Mais quelles vivres ! Pas de pain, que des biscuits de farine et d’eau cuits sur la braise des feux de bivouac ; que des pommes de terres bouillies dans la pelure ; que des tranches de lard salé qu’on faisait frire à la flamme claire ; que des poissons séchés et souvent gâtés ! Et encore chaque soldat ne recevait-il que deux biscuits, deux pommes de terre, une petite tranche de lard et un petit poisson ! Pour le boire, une mince rasade de vin, puis de l’eau ! Et les bataillons, harassés par la marche de la nuit, affamés, accouraient pêle-mêle et se jetaient voracement sur la maigre pitance. Et malgré tout, on était joyeux. Les bons mots couraient de groupes en groupes. Si çà et là des murmures de mécontentement s’élevaient, aussitôt de gais refrains éclataient dans les échos du matin, et ceux-là, qui avaient élevé des voix protestataires contre le régime ou contre les chefs, se joignaient aux joyeux lurons et finissaient par oublier leurs misères et leurs souffrances. Dans les conversations jaillies autour des feux, on pouvait entendre :

— Bah ! on va revenir à Québec, hardi !

— On battra les Anglais !

— On les sacrera à l’eau !

— On n’est pas encore battu, que diable !

Des rires fusaient… Mais des pleurs aussi coulaient. À l’écart de ces groupes, sous les ramures qui se fanaient de jour en jour, des soldats serraient avec effusion dans leurs bras des épouses, des enfants, des sœurs, des fiancés. Les cœurs s’épanchaient avec ivresse, les lèvres se rencontraient comme avec une joie sauvage, les regards se cherchaient et les paroles qui s’échangeaient, c’étaient des paroles d’amour, des prières de reconnaissance à Dieu, des encouragements pour les misères futures, des espérances.

Après les premiers régiments de réguliers survenaient les milices, vêtues de leurs capotes grises, déchirées et souillées. Chose curieuse : les miliciens marchaient en bon ordre, et les lambeaux de défaite qu’ils traînaient avec eux apparaissaient comme des reflets de gloire. Malgré la fatigue, ils marchaient encore avec entrain, et l’on eût dit