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LE DRAPEAU BLANC

certaine, il avait fort bien compris que ce Bougainville n’était pas facile à mater, et il n’avait pas recommencé. Néanmoins, pour se décharger un peu de la boutade reçue, il s’était borné à dire à ses associés qui n’avaient pas manqué de rire sous cape :

— Si Monsieur de Bougainville n’est pas à soudoyer pour la bonne marche de nos affaires, il n’est pas à craindre non plus. Je le crois quelque peu naïf et peut-être bien quelque peu idiot !

Satisfait d’avoir laissé tomber ce jugement, qu’il savait tout à fait faux, il n’en avait pas voulu à ce vaillant soldat. Au contraire, à différentes reprises il avait essayé de conquérir son estime.

Voilà donc l’un des chefs de l’armée française, un chef qui, au printemps de 1760, allait si bien seconder l’effort du chevalier de Lévis.

Et maintenant, quittons pour un moment Bougainville et Vaucourt, laissons-les se restaurer, et montons à l’étage supérieur où nous retrouverons, fort inquiets, le sieur Péan et sa jolie femme.


L’appartement qu’occupait Péan et sa femme se trouvait situé sur la façade de l’auberge et donnait sur la terrasse que formait la véranda. Une porte-fenêtre, protégée par de solides volets, ouvrait sur cette terrasse, et de là on y pouvait admirer de superbes paysages.

Mais Péan s’était bien gardé d’ouvrir ces volets et cette fenêtre en entendant le tintamarre qui, toute la matinée, s’était produit sur la place de l’auberge ; mais par les interstices du volet il avait pu voir un peu ce qui se passait. Et si nous disons un peu, c’est parce que la terrasse lui dérobait une partie de la scène. Aussi n’avait-il pu voir l’arrivée de Pertuluis et de Regaudin, de même qu’il n’avait pu assister à l’outrage fait à sa voiture. Il avait bien entendu des cris, des jurons, des éclats de rire, mais tous ces bruits n’avaient eu aucune signification particulière pour lui. Et comme il avait intimé à Foissan l’ordre de le tenir au courant des événements, celui-ci venait de temps à autre l’informer des choses qui se passaient au-dehors, et lui apportait les nouvelles, qui arrivaient avec l’armée en retraite.

Lui et sa femme s’étaient retirés dans ce salon en lequel l’aubergiste les avait introduits la veille, et auquel la belle Mme Péan ne pouvait s’accoutumer. Il faut dire aussi qu’à cause des volets clos la pièce était fort sombre, seul un faible jour y entrait. Mais cette demi-obscurité était atténuée par les flammes claires de la cheminée qu’un serviteur entretenait.

Sombre, comme la pièce elle-même, et rêveuse, Mme Péan demeurait assise dans une grande bergère placée près de la cheminée.

Péan se promenait les mains au dos, grommelant, pestant, jurant.

— Par Notre-Dame ! sommes-nous venus nous prendre dans une taupière ?

Lorsqu’un vacarme quelconque retentissait sur la place de l’auberge et que tout le bâtiment tremblait, il ébauchait un rude geste de colère et hurlait :

— Enfer de cette tourbe !…

— Eh ! s’écria une fois Mme Péan très furieuse, vous avez bien trouvé ce que vous avez désiré !

— La paix, madame ! Ne me montez pas le sang davantage !

Sur une tablette, au-dessus de laquelle était appendu un portrait de Louis XIV, une belle jardinière de porcelaine était posée. Dans sa rage impuissante Péan la saisit et la lança contre un mur où elle se brisa en miettes.

Plus furieuse — furieuse de la fureur de son mari — Mme Péan bondit.

— Allez-vous à présent, clama-t-elle, mettre en pièces cette auberge pour faire passer votre mauvaise humeur ? Voulez-vous qu’on nous regarde comme descendants de vandales ?

— N’avez-vous pas entendu ? s’écria Péan. La paix, sinon…

Il tourna vers sa femme sa face grasse et tourmentée par la rage, et ses yeux avaient de tels éclats que la jeune femme détourna la tête avec effroi. Elle se laissa retomber sur la bergère et prit une attitude boudeuse.

Péan se remit à marcher, d’un pas plus saccadé, sans cesser de maugréer. Car ce Péan était un être impossible : avide d’argent, de plaisirs et de luxe, il n’était jamais content des énormes profits que lui rapportait l’agiotage. Vaniteux et orgueilleux, il supportait difficilement la domination de trois êtres qui lui ressemblaient de bien des côtés : c’étaient Bigot, Cadet et Deschenaux. Car Péan ne venait dans cette atroce hiérarchie qu’en quatrième lieu, et il devait se soumettre aux décisions de ses