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Page:Féron - Le drapeau blanc, 1927.djvu/56

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LE DRAPEAU BLANC

Bougainville. Je vous remercie d’avoir de ma personne si bonne et si haute opinion. Mais laissez-moi vous conduire à ce fauteuil et à cette table que j’ai fait dresser à votre intention.

— Vraiment, madame, vous me comblez, fit Bougainville en s’inclinant.

Et comme Mme Péan demeurait là, immobile, debout près de lui comme dans l’attente d’un peu plus de galanterie, le gentilhomme lui offrit son bras qu’elle accepta de suite. Et tous deux se dirigèrent vers la table magnifiquement servie de gâteaux et de vins, et placée près de la cheminée où ne vivait plus qu’un feu de braises.

Il ne faut pas croire que le salon était illuminé, comme l’avait dit ironiquement Bougainville ; au contraire : à mesure que le soleil penchait vers les collines de l’ouest, dans le salon l’ombre s’épaississait de moment en moment. On n’y voyait plus les objets que comme au travers d’un léger voile de gaze, et l’atmosphère tiède et parfumée qui y régnait laissait planer une sorte de mystère très doux dont Bougainville parut enchanté.

— Madame, dit-il, après qu’il se fut assis à la table et en face de son hôtesse, je dois de suite vous confesser ma gratitude pour cette belle hospitalité que vous daignez m’offrir. Précisément je m’ennuyais en bas, lorsque cet aimable aubergiste est venu m’apporter votre invitation.

— Vraiment, vous vous ennuyiez… fit-elle avec un sourire sceptique et tout en emplissant d’un vin rouge et pétillant deux coupes de cristal.

— En doutez-vous, Madame ?

— Non pas… mais je croyais que vous aviez tellement à faire pour… empêcher les gens de sortir ou d’entrer…

Bougainville sourit à l’allusion.

— Quoi, Madame, s’écria-t-il avec une feinte surprise, m’aurait-on déjà calomnié auprès de vous ?

— Au contraire, monsieur, on vous tient pour un parfait gentilhomme et un galant soldat.

— Merci, j’aime mieux ça.

— Toutefois, on déplore que vous ayez donné certain ordre fort étrange.

— Étrange, oui, Madame… Mais seulement si je l’ai donné.

— On assure que vous l’avez donné.

— En ce cas il n’est plus étrange, sourit finement Bougainville, puisqu’en donnant tel ordre j’ai dû en avoir le droit et le pouvoir.

— Et les motifs aussi ? demanda la jolie femme, un peu vexée par la réplique fort à point de Bougainville.

— Naturellement.

Mme Péan essaya de ne pas laisser percer son dépit et, toujours très souriante, elle ajouta :

— Certes, monsieur, je ne saurais vous méconnaître ce droit et ce pouvoir et encore moins discuter vos raisons ; néanmoins, je m’étais imaginé que cet ordre ne me concernait pas.

— Mais il ne vous concerne pas, Madame, pas du tout !

— Ah ! vraiment ? s’écria Mme Péan ravie. Mais alors je m’empresse de vous demander pardon d’avoir traité d’étrange cet ordre que vous avez donné.

— Madame, je vous assure encore que cet ordre n’avait rien de personnel, en ce sens qu’il ne visait personne en particulier. L’ordre portait simplement que nul ne devait entrer ou sortir sans un laisser-passer du capitaine Vaucourt.

Mme Péan rougit violemment, car elle se sentait battue par ce raffiné gentilhomme et ce rude soldat dès le commencement du combat qu’elle voulait lui livrer. Toutefois, elle réussit à faire bonne contenance.

— Mais, monsieur, ceci est une généralité dans laquelle je peux être comprise.

— C’est bien possible, Madame, sourit Bougainville.

La jeune femme tressaillit visiblement. Mais se domptant, elle souleva une coupe de vin et la déposa doucement devant le gentilhomme, disant d’une voix qu’elle savait rendre chaude et prenante :

— Monsieur de Bougainville, je m’aperçois que j’oublie les lois de l’hospitalité, et vous ne me refuserez pas de choquer votre coupe contre la mienne pour la plus grande gloire de notre France.

— Et le salut de notre Nouvelle-France ! ajouta Bougainville.

Il choqua sa coupe contre celle de la belle jeune femme et la posa aussitôt devant lui, sans même y tremper ses lèvres.

Mme Péan, qui venait de tremper les siennes dans la coupe qu’elle tenait, s’arrêta et demanda, très surprise :

— Vous ne buvez pas, monsieur ?

— Après vous, Madame, sourit-il. Ou plutôt, dans un moment, une fois que vous m’au-