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toujours gardé avec le secret le plus impénétrable — avait en outre versé une belle somme d’argent pour l’acquisition de machines de guerre. Son petit navire portait son nom, mais pour ne pas compromettre ce généreux ami de la cause canadienne, le nom fut remplacé par celui-ci :


The American-Gentleman


Le chargement avait été complété deux jours auparavant, dans une petite anse où l’on ne redoutait aucune surprise des émissaires anglais ou des agents américains. Jusqu’à ce soir-là, il avait navigué une nuit pour s’arrêter avant l’aube suivante en ces lieux où nous sommes, c’est-à-dire en une sorte de rade circulaire que la nuit ne permet pas de décrire. Mais dès après la brume de ce jour-là le petit navire est sorti de la rade, afin d’être prêt, la nuit totalement venue, à voguer.

L’équipage a été choisi par l’industriel personnellement : il se compose d’un pilote et de sept manœuvres. Ce sont des Américains, marins de métier, des hommes dévoués et courageux. Cependant, sur les instructions expresses de M. Duvernay, cet équipage a été placé sous les ordres d’Hindelang et de M. Rochon. Ce sont eux qui sont responsables des marchandises précieuses que porte le navire. Et l’on estimait d’autant plus ces marchandises, qu’on avait mis deux semaines à les transporter à travers monts et bois avant de les embarquer. Il avait fallu suivre un chemin très difficile par les montagnes, chemin sans cesse obstrué d’arbres renversés, de fondrières, chemin qui avait été frayé soixante ans auparavant par l’armée du général américain Schuyler, lors de la tentative de conquête du Canada par les Américains.

Depuis cette époque ce chemin n’avait été parcouru qu’à de rares intervalles par des Indiens, des chasseurs ou des excursionnistes, et il devenait d’année en année impraticable. N’importe ! on avait réussi à y passer sans accident le matériel de guerre qu’on emmenait au Canada.

La nuit avançait encore. Les vents avaient diminué de violence. Les nuages, moins épais, couraient toujours très vite, mais de temps en temps la lune en montant de l’horizon de l’est pratiquait une déchirure et hasardait sa face blanche pour regarder le lac. Et comme apeurée par les bruits de la tourmente qui rasait la terre, elle rejoignait les lambeaux de nuage et se cachait. Alors la nuit semblait plus obscure.

C’est à l’un de ces moments d’obscurité funèbre que des ombres humaines surgirent tout à coup des bois avoisinant la place du lac. Ils s’approchèrent tout près des eaux clapoteuses, et l’un d’eux, ayant élevé ses deux mains en visière au-dessus de ses yeux, prononça en anglais d’une voix basse :

— Boys, nous les tenons ! Voyez cette lumière là-bas vivement ballottée !

— Ho ! ho ! firent une dizaine d’hommes armés de fusils.

— Allez chercher le canot… pas un mot… pas un bruit ! commanda celui qui avait parlé.

Les dix hommes, ou mieux les dix ombres s’enfoncèrent sous bois, glissant silencieusement. Ils revinrent dix minutes après portant sur leurs épaules un léger canot muni de rames et de câbles.

L’embarcation fut déposée sur l’eau moutonneuse, les inconnus embarquèrent, prirent chacun une rame, et leur chef commanda :

— Allez !

Mais cet homme, tout à coup poussa un juron.

— Boys, dit-il, nous sommes arrivés trop tard !

— Ho ! ho ! firent les dix ombres qui ramaient.

— Voyez cette blancheur qui se balance, ne dirait-on pas que le navire déploie ses voiles ? Regardez !

— Ho ! ho ! firent encore les voix ahuries des rameurs.

— Un bon coup de rames, boys, cria le chef, le bâtiment appareille !

Courbés sur leurs rames, les dix hommes, le souffle rude, dédoublaient d’efforts. Et la légère embarcation sautait de lame en lame et diminuait très rapidement la distance entre elle et le navire, dont on commençait à distinguer la confuse silhouette sous ses voiles blanches qu’on hissait l’une après l’autre.

Et sur le pont du navire maintenant on apercevait les lueurs agitées, semblant courir çà et là, de plusieurs lanternes. On pouvait même entendre des éclats de voix que le vent emportait dans l’espace. Mais le petit navire ne demeurait plus stationnaire : il avait semblé au chef de l’embarcation qu’il se déplaçait peu à peu. Dans la crainte de manquer la prise précieuse après laquelle il courait, il jeta encore cet ordre :

— Steady, boys ! steady !

Une légère accalmie venait de se produire, et ces trois mots jetés de l’embarcation étaient arrivés jusqu’au navire qui, mainte-