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promise. Et pendant les cinq ou six jours suivants le cuisinier fit le même oubli soit le matin, le midi ou le soir. Un jour, Hindelang manqua de deux rations, celle du matin et celle du soir.

Il aurait pu se plaindre, il ne le voulut pas. Il préféra garder un silence stoïque. D’ailleurs ses compagnons prenaient un peu sur chacune de leur propre ration pour satisfaire à la faim de leur camarade.

Disons que c’est dans ce cachot, oui là surtout, que le jeune français puisa tant de haine contre les Anglais, haine qu’ensuite il ne cessa de manifester jusqu’à sa mort.

Mais que nos amis de l’autre langue ne lui tiennent pas compte de cette haine, car Hindelang ne pouvait pas savoir… comment aurait-il pu savoir, quand il venait de mettre seulement les pieds sur notre sol, et quand la mauvaise fortune l’avait presque de suite conduit au fond d’un antre de pierre et de fer ? Non, il ne pouvait savoir que nous avions beaucoup de bonnes sympathies et de solides amitiés parmi la race anglaise ; il ne pouvait savoir non plus que beaucoup d’Anglais eussent tout fait pour défendre les Canadiens-français devant l’accusation, devant les juges, devant l’échafaud même.

Jusqu’à ce jour, Hindelang n’avait croisé sur son chemin que des Anglais qui l’avaient fait souffrir, l’avait humilié ou avait méprisé sa race et le pays d’où il arrivait, la France. Durant deux semaines il s’était trouvé mêlé aux bandes de Patriotes canadiens qui déclamaient contre les Anglais. Mais ces clameurs ne visaient pas toute la race anglaise. Lorsque les Patriotes lançaient le cri : À mort les Anglais ! ce cri était poussé contre les Anglais de la clique qui, par un jeu sournois, avaient aidé au soulèvement du pays. Car ces Anglais voulaient la révolte du peuple canadien-français, afin de se donner l’excuse ensuite de l’abattre. Non, Hindelang ne savait pas tout cela. C’est ce qui fait que sa haine contre la race anglaise prit, avec l’ardeur de sa jeunesse, des proportions dont il n’avait pu mesurer ni l’étendue ni la portée.

Était-ce sa faute ?

Et si vraiment il était considéré comme un ennemi dangereux, n’était-ce pas plutôt par les égards qu’on pouvait amoindrir l’âpreté de sa haine ? Mais le priver des aliments auxquels il avait humainement droit, c’était dépasser la mesure. Et lui ne se voyait plus traité en ennemi, mais simplement comme une bête féroce qu’on a décidé de laisser crever de faim.

Le 22 janvier, enfin, Hindelang fut traduit devant le tribunal militaire. Il ne savait rien de ce tribunal, ni comment il était composé, ni de quelle façon il fonctionnait. Dans le trou où il avait vécu misérablement jusqu’à ce jour, quelques vagues nouvelles seulement étaient parvenues jusqu’à lui. On avait rapporté que beaucoup de rebelles avaient été jugés, mais que deux seulement avaient été condamnés à mort et exécutés. L’exécution du 18 janvier, à cause encore d’un mot d’ordre, n’était pas arrivée jusque-là.

Hindelang quitta son cachot avec la joie et l’espoir au cœur.

Mais quand il pénétra dans la salle des séances du tribunal, l’apparat formidable qu’il découvrit le déconcerta. Puis il sentit un froid au cœur. Mais il se raidit, il se voyait en présence de l’ennemi, c’était encore la bataille qui se présentait et il aimait se battre sans trembler.

Son regard perçant se posa d’abord sur les trois juges, assis, au masque grave, froid, hautain. Puis il considéra les jurés, il vit leurs galons d’officiers des années britanniques, il surprit du sarcasme et du mépris sur leurs traits. Ensuite il promena son regard sur la foule immense qui se pressait dans le prétoire. Et parmi cette foule il n’aperçut que des regards malveillants et des visages haineux. Il comprit que son compte était fait.

L’indignation le saisit comme un flot impétueux. Il s’écria :

— Voilà donc votre mise en scène, messieurs !

— Qu’est-ce à dire ? fit sévèrement un juge choqué de cette apostrophe du jeune homme.

— Je veux dire, reprit Hindelang avec force, que, après m’avoir jeté en prison comme un mécréant, vous me faites paraître ici comme un homme qui aurait forfait aux lois de l’honneur ou qui aurait trahi son pays. Je sais que vous allez m’accuser d’un crime que je n’ai pas commis ! et moi je dis que j’ai fait la guerre comme un soldat ! Et vous allez me condamner pour avoir accompli mon devoir de soldat ! C’est entendu, je ne crains pas la mort, vingt fois à Odelltown je l’ai bravée, je la