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avait échappé ce verre, dont le vin coulait comme un sang chaud sur le bois blanc du plancher, était celle de Mme de Lorimier.

Le chevalier s’était élancé vers sa femme pour la prendre dans ses bras. Elle sanglotait. Le chevalier l’emmena vers le corridor. Les autres visiteurs, émus et livides, suivirent.

Alors, voulant déchirer et chasser le voile trop sombre qui planait sur les choses si belles de la table, Hindelang s’écria, en élevant son verre encore plein :

— Amis, buvons à la santé et au bonheur de ces dames !

Cette fois tous les verres furent vidés, puis les prisonniers firent largement honneur au repas. Mais on parlait peu et on le faisait à voix basse pour ne pas troubler l’entretien du chevalier avec sa femme. Tous deux se promenaient dans le corridor, Mme de Lorimier pendue au bras de son mari. On n’entendait que la voix de ce dernier, qui arrivait à la salle commune comme un murmure funèbre. Elle, ne parlait pas, car elle ne pouvait pas parler, car sa douleur trop forte serrait sa gorge ; mais on pouvait percevoir le bruit de ses sanglots, et l’on sentait que le cœur de cette femme malheureuse se brisait peu à peu.

Or ces sanglots, cette douleur si grande et l’effroyable vision du drame de demain qui ne quittait pas les esprits, finirent par rendre trop sinistre cette fête qu’on avait voulu rendre gaie.

On était au dessert.

Hindelang décida de briser cette sorte de torpeur funeste qui pesait sur chaque convive, et il se leva pour parler.

Mais avant de prononcer une parole, son regard perçant se darda sur les visages anglais derrière la grille du corridor. Puis, la voix haute et ferme, il commença ainsi :

— Frères, patriotes canadiens, levez vos fronts devant l’ennemi infâme qui nous poursuit jusqu’au delà de la tombe ! Montrons-lui que nous sommes les fils d’une race qui ne redoute rien et qui n’a d’autre règle, pour se guider parmi les peuples de la terre et à travers les âges, que le droit et l’honneur ! Disons-leur une fois encore que vous, mes amis, vous êtes du Canada français, que moi je suis de France ! Clamons-leur que nous sommes de vrais frères par le même sang qui nous rattache ! Prouvons-leur que la fierté de notre race est au-dessus de leur haine et de leur tyrannie !

Debout, droit, d’une taille qu’on aurait dit grandie, et pâle, avec ses yeux bruns tellement brillants qu’ils semblaient des éclairs, et avec son grand front mat derrière lequel soufflait une énergie farouche et indomptable, Hindelang imposait étrangement.

Le chevalier, sa femme et les autres visiteurs s’étaient réunis devant la salle pour écouter le jeune homme.

Lui, de ses yeux chargés d’éclairs, chercha une fois encore les figures qu’il avait aperçues derrière la grille, elles avaient disparu.

Il sourit doucement et poursuivit son discours. Il remercia ses compagnons de geôle pour la bonne sympathie qu’ils lui avaient vouée et leur fit ses adieux. Puis il adressa ses adieux à sa mère, implorant Dieu de la fortifier lorsqu’elle apprendra la mort de son fils tant aimé.

Et sa voix, tout à l’heure ardente, s’était faite douce et suavement mélancolique, et l’on sentait dans ses paroles tremblantes une telle vérité, et l’on voyait dans ses yeux humides, souvent levés vers le ciel, une telle douleur, qu’une émotion violente avait saisi tous les spectateurs ; de tous les yeux ruisselaient des larmes.

Incapables de contenir plus longtemps les angoisses tumultueuses qui la bouleversaient, Mme de Lorimier s’évanouit dans les bras de son mari.

Hindelang termina ses adieux par ces paroles attendries :

— Ô Canada ! puissent un jour tes fils braves, dans leurs jours de fête, se souvenir de cet étranger, de cet inconnu, de cet Hindelang, enfant de la grande France, qui, avec toute l’ardeur de sa jeunesse et de son âme française, vint se battre pour tes libertés ! Puissent-ils ne pas oublier qu’il a terriblement souffert, mais que, content, il est mort pour la défense de leur cause !

Élevant son verre avec une sorte de furie il jeta tout à coup ce défi :

— Anglais ! je meurs, mes regards tournés vers ma France !… Je meurs quand même en terre française !

Il reposa son verre, prit un petit pavillon aux couleurs françaises posé sur un gâteau et murmura, comme dans le dernier soupir d’une âme expirante :

— France ! France ! ma deuxième mère, c’est pour toi aussi que je meurs ! Et pour