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Page:Féron - Le siège de Québec, 1927.djvu/33

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LE SIÈGE DE QUÉBEC

ne manquèrent-ils pas de croiser l’un d’eux au détour d’un sentier. C’était un nautonier canadien qui faisait partie des miliciens de M. Saint-Ours.

— Ah ! ça, clama Pertuluis en l’accostant, est-ce qu’on est à sec après cette débauche ?

Le Canadien sourit.

— N’est-on pas assez trempés comme ça ? dit-il, narquois.

— Je crois bien, répliqua Regaudin en ricanant et s’ébrouant comme canard en plongée ; seulement, comme tu le peux voir, camarade, c’est la lampe qui trempe et non la mèche !

— Ah ! ah ! se mit à rire niaisement le Canadien.

— Et quand la mèche ne trempe pas, reprit Pertuluis, le quinquet n’éclaire point, de sorte qu’on se cogne le reniflard contre les murs et les troncs d’arbres.

— Et ça les aplatit ! rit le Canadien.

— Comment donc ! s’écria Regaudin. Même qu’on pourrait penser que ce sont les Anglais qui nous ont tapés sur le museau. Non, pas de ça !

— Eh ben ! reprit le Canadien, j’aime pas que vous passiez pour des gens de même, j’vas vous éclairer. Il y a, à près de cent verges d’ici, quatre lanternes.

— Et avec de l’huile dedans ? demanda Regaudin en tressaillant de joie immense.

— Et de la fameuse encore ! assura le Canadien.

— Et combien pour tes lanternes ? interrogea Pertuluis.

— C’est deux louis la lanterne !

— Ça va, consentit de suite Regaudin, allons !

Le milicien prit les devants et conduisit les deux grenadiers à un fortin du voisinage à demi démoli par les canons anglais.

— C’est ici qu’on s’est battu, expliqua le Canadien, ça été chaud.

— Je vois bien, répliqua Pertuluis. Mais où sont tes lanternes.

— Ça fait huit louis, dit le milicien sans bouger et attendant qu’on lui fit voir la monnaie. Car les Canadiens qui faisaient ce métier étaient défiants, et jamais un lanternier ne livrait sa marchandise qu’il n’eût été payé d’avance.

— Ça va, dit encore Regaudin.

Puis regardant son compère, il demanda :

— Est-ce toi qui payes, Pertuluis ?

— Moi ? s’exclama Pertuluis avec indignation. Ne te rappelles-tu pas, mémoire de puceron, que j’ai vidé avant-hier mon escarcelle pour faire remplir notre cruche, qu’un boulet de ces cochons d’Anglais nous a cassée quasi à la gueule, ce midi ?

— C’est juste, soupira Regaudin, en fouillant l’une de ses poches. C’est entendu, Canadien, je paye tes quatre lanternes.

Il compta lentement huit louis dans la main du milicien qui empocha et dit :

— Attendez une minute, je reviens.

Il sortit du fortin et se dirigea vers un épais fourré à quelques toises de là.

— Diable ! faisait pendant ce temps Pertuluis, il vend ses lanternes un peu cher… deux louis la pièce !

— Je sais bien qu’il nous vole, le gueux, répliqua Regaudin ; mais il importe de boire, si nous voulons vivre encore quelques ans.

— Je te crois, même qu’avec ces quatre fioles seulement, on ne pourra pas se rattraper.

— Eh bien ! on cherchera un autre loucheur qui, peut-être, se montrera un peu plus catholique.

À cette minute, le Canadien reparut apportant quatre flacons remplis d’une eau-de-vie fortement frelatée.

— Voilà, dit-il.

— Veux-tu te mouiller le goitre à notre santé ? demanda Pertuluis.

— Non, les amis, merci bien. J’ai affaire ailleurs.

— C’est bon, dit Regaudin, on ne force pas les gens à l’hospitalité nous autres, c’est à prendre ou à laisser… bonsoir !

Le Canadien s’en alla.

Les deux compères s’assirent sur le sol, le dos appuyé au mur du fortin, prirent chacun un flacon à même lequel ils se mirent à boire à longs traits.

— Biche-de-bois ! fit Regaudin en se frottant le ventre, voilà qui me fait plus de bien qu’une pilule d’Anglais !

— Il me semble à moi, ventre-de-chat, dit Pertuluis, que je regagne vingt ans d’existence.

Il claqua longuement de la langue en fermant les yeux, comme extasié par une joie intérieure dont il aurait voulu goûter toute la suavité.

— Et pourtant, remarqua Regaudin en reniflant le goulot de la bouteille à demi vidée, ce n’est pas de la plus pure !

— Et celui qui nous l’a vendue, repartit Pertuluis, pouvait bien refuser d’en boire, il savait ce que c’était. N’importe ! ça vous remet l’homme quand même. Je sens la bimballe se calmer. Si, pour étancher ma soif, je me fusse hasardé de boire une seule goutte d’eau, je serais tombé mort… raide mort ! entends-tu, Regaudin ? et je n’ai pas le droit de me suicider !

— Tu pourrais à la rigueur prendre ce droit, Pertuluis ; mais tu commettrais un péché.

— Et un péché mortel, Regaudin !

— Mortel ? C’est peut-être trop affirmer à l’égard de ta vieille charogne !

Et Regaudin se mit à rire de ce qu’il pensait être un bon mot.

Pertuluis fronça terriblement le sourcil. Il allait fort probablement rétorquer avec aigreur, lorsqu’un rire nasillard éclata au-dessus du mur.

Les deux grenadiers tressaillirent violemment et levèrent la tête. Et ils aperçurent, non sans étonnement et effroi, un grand diable de grenadier assis à califourchon sur la crête du rempart.

C’était Flambard.

Il regardait narquoisement les deux bravi et ricanait.

— Ah ! ah ! fit Pertuluis qui faillit manquer d’haleine, monsieur est perché ?

— Comme un dindon trempé qui se sèche au soleil ? Pardieu qui n’en ferait autant ! vous autres, peut-être ?

— Au fait, répliqua avec ironie Regaudin, le dindon a la plume trop précieuse pour ne pas lui permettre de se sécher le premier.