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LE SIÈGE DE QUÉBEC

clos. La haute-ville là-bas, que blanchissait faiblement le clair d’étoiles, apparaissait comme une masse sombre d’où nulle clarté ne jaillissait. Ce n’était plus la ville joyeuse et brillante qui répandait ses éclats animés sur la campagne avoisinante. Elle ne présentait qu’un rocher noir et inhabité perché à la cime d’un mont antique au pied duquel coulait un fleuve mystérieux dont les eaux légèrement clapotantes ressemblaient à des murmures de trépassés. Elle demeurait désolée sous les décombres qui s’amoncelaient, et ses pauvres ruines, que les Anglais avaient encore bombardées ce jour-là, ne présentaient que des pierres, ou brunies par le temps, ou noircies par la fumée des incendies, qui ne conservaient plus de souvenir humain que le passage, des barbares.

Flambard, qui avait fini par admirer et aimer cette cité si française et dont l’histoire était déjà toute une épopée, ne put s’empêcher de s’attendrir. Ah ! les Anglais n’en laisseraient donc pas pierre sur pierre ! Allaient-ils réduire en poussière ce cap admirable ! Songeaient-ils par haine et revanche à effacer à jamais toute trace de gloire française sur ce promontoire qui, cette nuit-là encore, paraissait défier leur puissance ! À quoi auraient servi alors tant de sacrifices et d’héroïsme ? Mais non, Dieu ne laisserait pas s’accomplir tout à fait cette œuvre de destruction sacrilège ! Il interviendrait à temps, Il protégerait cette terre et ce peuple qui vivaient en bénissant son nom ! Ah ! non, il n’était pas possible que deux siècles d’un travail d’hercule, d’efforts surhumains, disparussent soudain du cercle des âges et que tout fût annihilé qui voulait grandir et se révéler en gloire et en noblesse, aux mondes passés et aux mondes futurs ! Ah ! non !… là sur ces pierres encore fumantes du dernier incendie demeuraient encore, toujours, le sceau marqué par Dieu avec le sceau marqué par la France ! Ces pierres porteraient toujours l’empreinte de ces grands martyrs qui avaient avec eux apporté en ces lieux sauvages l’image et la loi de Jésus-Christ. Elles se relèveraient plus tard plus fières, plus glorieuses, pour attester à la face des peuples barbares qu’elles relevaient d’une puissance plus forte que la leur ! Québec resterait à Dieu et au roi !

Voilà les pensées qui se débattaient dans l’esprit de notre héros pendant qu’il tirait après lui les deux gredins à la corde. Car sous la rude écorce du soldat habitué à la caserne ou à la tranchée, sous les dehors fanfarons du bretteur se dérobait un grand cœur : Flambard possédait la noblesse de l’âme, et cette noblesse parfois lui donnait une dignité qui le pouvait élever au rang des hommes supérieurs. L’esprit cultivé et orné par les voyages et le contact d’hommes instruits — tel le comte de Maubertin dont il avait été le compagnon d’armes et le serviteur dévoué et fidèle — il pouvait s’élever dans les sphères intellectuelles et y briller avec éclat. Excellent serviteur de Dieu et du roi, aimant sa France et fier de sa race, ce n’était pas un mercenaire : il était prêt à donner tout son sang et sa vie pour la plus grande gloire de sa patrie sans rien exiger en retour. D’une nature droite et loyale, il exécrait la duperie et la lâcheté ; doué d’un tempérament généreux, il se fût sacrifié pour autrui sans compter sur la dette de reconnaissance. Aussi était-il sans cesse porté à prendre la défense du faible contre le fort quoiqu’il en coûtât, du petit contre le grand, quelque danger qu’il en courût. Et, d’un esprit juste, il aimait que chacun reçût la justice selon son mérite. Enfin, aimant et louant la vertu, il était l’ennemi acharné du vice qu’il fallait anéantir et du crime qu’il importait de châtier.

Ainsi pétri, il n’était donc pas étonnant que Flambard s’acharnât tant à retrouver l’enfant du capitaine de Vaucourt, bien qu’à cet enfant il eût certaines attaches par l’amour paternel, pour ainsi dire, qu’il avait pour Héloïse de Maubertin, et à justicier les coquins qui avaient accompli ce rapt cruel.

Aussi, s’était-il demandé comment, une fois l’enfant retrouvé et remis aux bras de sa mère, il pourrait bien punir les deux grenadiers qui s’étaient rendus coupables d’une action aussi lâche. Et son esprit était revenu à cette pensée de châtiment, lorsque Pertuluis de sa voix profonde le tira de sa rêverie.

— Voici à présent le chemin qu’il faut prendre, monsieur Flambard !

Le spadassin s’arrêta net.

Il faisait face à une immense baraque presque toute démolie par les canons anglais : c’était l’atelier des forgerons de l’armée. Cet atelier faisait l’angle du chemin que suivait Flambard et d’une rue, très noire, qui s’enfonçait dans le faubourg. Non loin de là, on distinguait vaguement la ligne grisâtre et irrégulière des murs de la cité.

— Est-ce qu’on tourne à droite ? interrogea Flambard.

— Oui, répondit Regaudin. On va à peu près deux cents toises sur cette rue, puis on monte vers les murs par la gauche. De là, il n’y aura plus que cinquante pas à faire pour atteindre l’habitation où nous allons.

— C’est bien, dit Flambard, allons !

La rue était encombrée à cet endroit de pierres, de poutres et autres matériaux et débris qui provenaient de la chute des murs des maisons démolies par les projectiles ennemis, et à chaque pas Flambard butait contre un obstacle quelconque.

— C’est un vrai casse-cou, remarqua-t-il, pensez-vous que nous pourrons nous reconnaître parmi ces gâchis ?

— Soyez tranquille, répliqua Pertuluis, je trouverais les yeux fermés !

— Mais êtes-vous sûrs, coquins, reprit Flambard avec une légère irritation au moment où il se relevait après être tombé dans un trou, qu’il reste encore des vivants par ici ?

Les deux grenadiers se mirent à rire.

— Nous sommes si sûrs, répondit Regaudin, que nous sommes prêts à jurer sur…

— Bien, bien, interrompit rudement le spadassin qui avait repris sa marche, ne jurez pas en vain ! Mais, au moins, pouvez-vous me dire si nous arrivons ?

— Tenez ! dit Pertuluis, tournez dans cette ruelle.

— Ah ! bon nous marchons vers les remparts.