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LE SIÈGE DE QUÉBEC

conquête de la Nouvelle-France avait été définitivement résolue ! Oui, l’Angleterre avait résolu de jouer son va-tout ! Sachant que la France ne pouvait ou ne voulait envoyer de secours à sa colonie, Albion profitait de l’occasion pour saisir cette terre canadienne qui la rendrait maîtresse absolue dans l’Amérique du Nord.

La France, en effet, n’avait envoyé au Canada que de maigres secours, si maigres qu’ils avaient paru inutiles. Bougainville s’était prosterné aux pieds du roi, et il avait présenté le tableau désespéré de la Nouvelle-France.

— Sire, s’était-il écrié avec une ardeur et une sincérité qui n’avaient pas laissé que d’émouvoir le roi Louis XV, c’est la plus belle terre de votre royaume ! C’est le joyau le plus précieux peut-être, de votre couronne ! Vous avez là les sujets les plus loyaux de votre empire… Sire, Secourez-les !

Louis XV parut le vouloir.

— Soit, dit-il, les Anglais ne l’auront pas !

Il envoya Bougainville tout rempli d’espoir à ses ministres.

— Hein ! des secours ?… s’écria Berryer, alarmé. Êtes-vous fou ?… Où prendrons-nous ces secours que vous demandez ?…

Bougainville pâlit.

— Allons-nous dégarnir nos frontières ? vider nos garnisons ? dépouiller nos coffres et nos greniers ? cria à son tour La Porte. Et allons-nous nous réduire à néant pour une terre ingrate et des sujets du roi qui ne connaissent plus le roi et que le roi ne reconnaît plus ?

— Le roi m’envoie à vous ! clama Bougainville avec colère.

Le roi !…

On se mit à rire.

Et Bougainville dut s’en revenir en Nouvelle-France… mais les mains pas tout à fait vides : on avait empli ses poches de médailles et de croix pour décorer les braves de Carillon !

Ensuite et peu après, disons-le pour être juste, Bougainville fut suivi de quelques centaines de soldats et d’une vingtaine de petits navires portant des vivres et des munitions pour suffire environ trois semaines à l’armée de la Nouvelle-France.

C’était tout ! C’était l’abandon complet ! Il fallait en prendre son parti !

Alors, incapable qu’on était de mettre la capitale en bon état de défense, parce qu’on n’avait pas les moyens de relever ses murs croulants, de les garnir de canons, d’approvisionner pour longtemps la ville et de vivres et de munitions, on l’évacua. Les archives et ce qu’on avait de vivres furent transportées aux Trois-Rivières, et les magasins de l’armée installés à Montréal. M. de Vaudreuil et les principaux fonctionnaires se retirèrent à Beauport, de sorte qu’il ne resta dans la capitale que les seize cents hommes de la garnison commandés par M. de Ramezay et environ trois cents familles, femmes, vieillards et enfants, qui ne voulurent pas quitter leurs foyers. Et pour ce monde on ne garda de quoi le nourrir que pour un mois.

Voilà ce que présentait l’image de Québec en ce mois de juin 1759, et à ce moment où s’était élevée et répandue cette clameur terrible :

— Les Anglais ! Les Anglais !…


II

LE MENDIANT-CAPITALISTE


À cette époque, en la basse-ville et entassées au pied de la falaise sous les canons du Fort Saint-Louis se trouvait une agglomération de baraques curieuses par leurs formes diverses et souvent pittoresques, et par la physionomie misérable qu’elles présentaient. Ces baraques, une trentaine, abritaient les gueux de la cité. C’était comme une « Cité des Pauvres », et dans les huttes et bicoques de cette cité, dans ces masures branlantes et sordides gîtait la gueuserie. Cette gueuserie faisait tous les métiers pour vivre, métiers qui dépendaient de la demande et des circonstances. Il y avait là de bons artisans, experts en leur métier ; mais dès que manquait le travail ou quand la rétribution ne paraissait pas suffisante, l’artisan se croisait les bras, ou bien il se livrait à d’autres besognes. Il y vivait des pêcheurs habiles, des bateliers aux bras vigoureux et à l’œil sûr ; mais, comme les artisans, ils abandonnaient souvent pour un autre travail plus rémunérateur leur métier. Or, il semble que la mendicité était devenue l’état le plus payant, car tous ces gens finissaient pas se faire mendiants. Du jour au lendemain on déposait les outils pour prendre la besace. Un jour, les grands bourgeois de la cité haute s’étaient inquiétés vivement en voyant les « Chevaliers de la Besace » augmenter avec une proportion rapide et prodigieuse. Ces bourgeois ne pouvaient plus ouvrir leurs portes sans une voix chevrotante, sans voir une main sèche et crasseuse se tendre vers eux pour implorer l’aumône. Sur les rues et ruelles, sous le clocher des églises, à la porte des auberges de bon ton, aux abords des boutiques bourgeoises, c’étaient mendiants et mendiantes. On se heurtait sans cesse à leurs guenilles et à leurs besaces, et ces guenilles et besaces devenaient si opiniâtres qu’il fallait ouvrir son gousset si on ne voulait pas voir ces haillons s’attacher à soi. La campagne, pas plus que la ville, n’était exempte de cette population sordide : durant ces années de misères et de famine qu’avaient été les années de la guerre de Sept Ans, les routes avaient été parcourues par des nuées de « quêteux ». Et ces quêteux, s’ils étaient quelque peu rebutés, devenaient d’une audace et d’une arrogance qui effrayaient à la fin les paisibles paysans.

Tous ces mendiants, porteurs de besaces, quémandeurs de deniers, larmoyeurs et fureteurs indiscrets, avaient leur siège principal au pied du cap, sous le Fort Saint-Louis. On eût dit qu’ils avaient placé sous la protection des canons du Fort leurs misères et leur faiblesse. Les canons anglais allaient, en cette année 1759, réduire en miettes cette « Cité des Pauvres » et disperser ses habitants. Nous ne nous étendrons pas plus longuement sur ce