Page:Féron - Les cachots d'Haldimand, 1926.djvu/19

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laient non seulement les hommes, mais aussi les femmes canadiennes… mais aussi les jeunes filles… mais aussi les enfants ! Ôte-toi, que je passe !… Leur pédanterie leur faisait oublier qu’ils descendaient d’un peuple qui se réclamait des plus hautes civilisations, des chevaleries les plus reculées. Ici, en cette terre de la Nouvelle-France qu’ils n’avaient pas conquise, mais dont on leur avait fait cadeau — cadeau qu’on pensait alors sans valeur aucune — ils semblaient avoir perdu tout sentiment humain ; nos premiers pères de la colonisation avaient trouvé plus de civilité auprès des Indiens.

Ces officiers prétendaient que le pays était maintenant terre anglaise.

Quelle calomnie !

Tout au plus auraient-ils pu dire que la ville de Québec était anglaise ! Anglaise ?… On ne pouvait faire autrement que douter fort, car de la basse-ville à la haute retentissait le verbe de France. Toujours sonore, toujours vigoureuse, plus fière que jamais, la langue de France semblait défier le drapeau d’Albion qui déployait orgueilleusement ses couleurs dans la brise de l’ouest. Elle semblait défier les couleurs anglaises qui flottaient aux mâts des navires de guerre stationnés dans la rade sous les yeux du peuple canadien.

Et la langue volait dans l’espace ensoleillé :

— Quel beau jour !

— Ce soleil est réjouissant, c’est le plus beau…

— Et ce ciel ?… voyez ce bleu…

— Ah !… ce fleuve ?… regardez ces ondes étincelantes…

— C’est vrai… L’on penserait qu’on y a jeté des émeraudes à pleins coffres !

— Jamais je n’ai vu Québec aussi gaie !

— On dirait un vrai jour de fête !

— Et l’on croirait que les Anglais ont déguerpi !

— Hélas !… non… Voyez ces soldats rouges qui viennent !…

En effet, d’une caserne de la rue Champlain un bataillon de soldats anglais sortaient et, l’arme sur l’épaule, au roulement du tambour, traversait la foule compacte qui, il est vrai, s’écartait en toute hâte, se collait contre les murs des maisons, ou s’abritait derrière les débris d’anciennes barricades qu’on n’avait pas encore ramassés depuis que l’Américain Montgomery était venu tenter la prise de Québec en 1775. Et le bataillon passait de son pas rythmé faisant résonner le pavé sonore… il passait avec l’air d’un conquérant.

Le peuple hochait la tête et détournait les yeux… ces soldats, après tout, lui faisaient pitié.

Et à l’adresse de ces soldats, presque malades d’arrogance, des quolibets partaient de la foule.

— Allons ! il paraît qu’ils en ont assez !

— Comment voyez-vous ça ?

— Parce qu’ils s’en vont !…

— Au fait, vaut mieux partir de soi que d’être jeté à la porte !

— Pourvu qu’ils n’oublient pas d’emporter leur Haldimand du diable !

— Occupez-vous donc pas, on pourra toujours, un de ces matins, lui faire son compte à cet animal-là !

Des rires éclataient, des coups de sifflet fendaient l’espace.

Des jeunes canadiennes, en robes blanches et en chapeaux enrubannés comme aux jours de printemps, mignonnes, rieuses, applaudissaient.

Les soldats, indifférents en apparence, continuaient de défiler. Mais ils ne quittaient pas la ville… ah ! non… « pas de sacré danger » comme disaient nos braves pères. Seulement, aux jours de fête et de marché et chaque fois qu’il y avait rassemblement de peuple dans la ville basse ou dans la haute, Haldimand qui, à cause de son administration tyrannique, redoutait toujours quelque émeute ou rébellion, faisait parader ses soldats par les rues de la ville pour faire entendre au peuple canadien qu’il tenait la foudre en mains, et pour lui rappeler la puissance invulnérable d’Albion.

Et voilà pourquoi le peuple se moquait de ces soldats fantasques, voilà pourquoi il les prenait en pitié, oui, parce qu’il ne songeait nullement à se révolter. Il savait qu’il était chez lui et qu’il y était maître… Oh ! peut-être pas maître absolu dans le moment, mais cela viendrait comme avant, lorsque l’heure sonnerait ! Non… il ne pouvait songer à secouer le joug qu’on voulait faire peser sur ses épaules, parce que la race française du Canada était trop divisée par les menées sournoises des Américains qui n’avaient pas cessé leur propagande depuis 1775. Non… On reconnaissait le pouvoir établi, on lui obéissait, on le souffrait… seulement, on ne le vénérait pas !

Le bataillon alla s’arrêter sur une place qui donnait sur les quais. Là, demeurait encore une palissade garnie de canons et regardant le fleuve. Là, était un poste permanent d’artilleurs que commandait un colonel, Sir William Buxton, l’un des plus funestes conseillers d’Haldimand, et là, était