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l’acheteur et la marchandeuse étaient plus sûrs de faire leurs affaires. Il faut dire qu’il se faisait une terrible concurrence. On entendait ces cris :

— Eh ! vous… là… combien les pommes de terre ?

C’était la voix d’une matrone.

— Un « chelin » le panier ! répondait le vendeur affairé.

— Un « chelin », mais c’est un vol ! rugissait la matrone.

— Eh ! la mère… appelait un vendeur voisin qui avait entendu la remarque, par ici ! par ici !… son panier à lui est tout p’tit, vous n’avez pas vot’mesure !…

La matrone accourait.

— Et vous, combien les vendez-vous vos pommes de terre ? demandait-elle.

— Un « chelin », la mère, rien qu’un chelin… voyez ! mon panier est ben plus grand que le panier de l’autre, vous en avez quasiment pour le r’double !

En effet le panier de ce vendeur avait des proportions plus grandes. Mais, défiante, la matrone répliquait :

— Oui, je vois ben, mais qui est-ce qui m’dit que vous m’trichez pas tout de même ! Vos pommes de terre sont p’être pourries !…

Des rires fusaient à la ronde.

Mais le vendeur finissait toujours par se débarrasser, au détriment du voisin, de sa marchandise.

Et de tous côtés c’étaient toujours la voix française qu’on entendait. Et c’étaient des figures françaises… on reconnaissait les hommes à leur taille et à leurs traits ; on reconnaissait les femmes à leur accent, à leurs regards, à leurs gestes ; on reconnaissait les enfants à leurs têtes ébouriffées, à l’éclat de leurs voix, à leurs rires ; on reconnaissait la jeune fille aux couleurs de son corsage, à la longueur de sa jupe, à la forme de ses souliers, à la coiffe de ses cheveux.

Et pourtant il n’y avait pas là que des Canadiens, non !

De « young ladies », en robes claires, juchées sur des hauts talons et portant l’ombrelle, traversaient, fières et méprisantes, (poses qu’elles aimaient affecter chaque fois qu’elles descendaient à la basse-ville) la foule des ouvriers et des paysans, reluquant les étalages des boutiques, des baraques, des comptoirs, s’arrêtant parfois pour demander avec un petit air de « tiens-toi-loin-de-moi » :

How much ?…

Et ces deux mots anglais résonnaient curieusement aux oreilles françaises qui, même après vingt ans, ne parvenaient pas à s’y habituer.

Lorsque cet « How much » était adressé à un boutiquier canadien, celui-ci savait à quoi s’en tenir, et il répondait invariablement en bon français :

— Ça… c’est pas pour votre nez, même avec toutes vos « livres starlin » !

C’est-à-dire que le boutiquier canadien savait que nul anglais et nulle anglaise n’achetait chez les commerçants de langue française, favorisant de préférence les marchands anglais.

Alors le « how much » n’était ni plus ni moins qu’une plaisanterie grossière, dont on se moquait bien bonnement.

Et les « young ladies » poursuivaient leur chemin pour aller à une autre baraque poser leur « How much ». Elles s’ingéniaient à rendre leurs rires insultants, chaque fois qu’elles croisaient des filles d’artisans en jupon court et tablier, en corsage rouge ou bleu, et la tête couverte d’une capeline. Leurs rires devenaient éclatants si, par hasard, elles découvraient une fille de paysan en jupe de laine, un fichu sur la tête et des sabots aux pieds.

Elles s’écartaient, comme avec horreur, pour ne pas être effleurées du coude par des paysans en chemise qui allaient à leurs affaires, sans se préoccuper si ces dames ou ces demoiselles anglaises étaient sur leur chemin. Naturellement, ils ne déviaient pas d’une ligne, ils allaient tout droit, comme des gens qui sont chez eux. Aussi, lorsqu’ils voyaient les « young ladies » s’écarter vivement de leur route, ils haussaient les épaules, souriaient sous cape, et disaient plus loin avec un pli narquois à leurs lèvres :

— Est-ce pas qu’on dirait que ces Anglaises ont peur de nous ?

— Ah ! si tous leurs Anglais avaient assez peur pour débarrasser notre pays une bonne fois !

— Hum !… qui sait ? Un de ces jours on leur flanquera peut-être la bonne peur !…

Les paysans n’en disaient pas plus long, mais ils pouvaient bien en penser davantage.

Et l’on remarquait encore, parmi la cohue, des officiers anglais qui affectaient un air de supériorité et d’arrogance qui les rendait stupides. Eux n’avaient garde de s’écarter sur le passage des Canadiens qui, s’ils n’avaient les premiers le soin de s’effacer promptement, étaient brutalement bousculés par les superbes officiers qui, un peu plus loin, jetaient d’immenses éclats de rire dédaigneux. Et ces beaux officiers, toujours tirés à l’équerre et brossés à l’étrille, bouscu-