Page:Féron - Les cachots d'Haldimand, 1926.djvu/12

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— N’avons-nous pas ici, dans notre Canada, les mêmes luttes à engager ?

— Mais ici, mon père, remarquez-le, nous sommes dans notre maison, et c’est à nous qu’il importe de n’en pas sortir !

— Bravo ! mon fils, s’écria Du Calvet en regardant sa femme avec triomphe.

Mme  Du Calvet, souriante, regardait et écoutait elle aussi son enfant avec la plus grande admiration.

— Donc, reprit Du Calvet, nous devons rester chez nous et nous y maintenir comme race distinctive.

— C’est mon avis. Autrement, la race française d’Amérique se trouvera éparpillée, réduite à l’impuissance, effacée… et peut-être en moins d’un siècle !

— Et si, au contraire, elle arrive à se maintenir dans sa maison en obtenant des lois basées sur les principes que j’ai émis ?

— Dans ce cas, je ne serais pas étonné qu’elle soit devenue avant un siècle une force imposante, et qu’en deux siècles de temps elle ait à peu près reconquis sa domination en cette partie du continent. Mon père, ajouta le jeune homme avec une belle conviction, j’ai le pressentiment que la Nouvelle-France revivra, mais non plus comme une colonie chancelante de nos rois, mais un empire, et un empire capable de rivaliser avec l’empire que méditent de fonder nos voisins anglo-saxons.

— Oui, oui, fit Du Calvet en réfléchissant, moi aussi je crois voir au fond de l’avenir. Il n’est pas possible que Dieu ait permis tant de luttes héroïques, tant de sacrifices, chez un peuple qu’il destinerait sitôt à la chute au néant…

Un serviteur vint interrompre cet entretien pour annoncer un visiteur.

— Hein ! par un temps pareil ? s’écria Du Calvet avec surprise. Introduisez, introduisez, mon ami !

Au dehors, la pluie mêlée de grêlons augmentait, et sous les secousses plus violentes du vent ces grêlons venaient battre en crépitant contre les vitres des croisées. On entendait mugir sous les rafales qui passaient la grande ramure des ormes, et le bruissement des feuilles à demi-roussies par les premiers gels de l’automne ressemblait à des gémissements de moribond. Lorsque la bourrasque devenait plus forte, la cime des hauts peupliers se penchait, puis elle se relevait en se balançant fièrement ; et dans l’attitude de ces géants de la nature il y avait comme un défi à la tempête.

Du Calvet s’était dirigé vers la porte donnant sur le vestibule pour recevoir son visiteur.

Celui-ci parut.

— Oh ! mon cher Chartrain ! s’écria, ravi, le maître de la maison, par le temps qu’il fait je ne pouvais m’attendre à votre visite. N’importe ! soyez le bienvenu.

Mme  Du Calvet et son fils s’étaient levés pour saluer le visiteur.

C’était un homme âgé d’une quarantaine d’années, de haute taille et d’allure distinguée. Comme Du Calvet, il avait quitté la France pour fuir la persécution. Il avait vingt ans quand il avait traversé la mer pour venir s’établir en Louisiane. Plus tard Du Calvet l’avait fait venir en Nouvelle-France où Chartrain s’était livré à l’industrie des bois. N’ayant à sa disposition qu’un petit capital, il avait reçu de Du Calvet aide et protection, et depuis lors il était en train de se créer une belle réputation et une grande fortune.

— Approchez du feu, mon ami, dit Du Calvet en entraînant le visiteur auprès de la cheminée, et expliquez-moi ce qui me vaut le plaisir de vous revoir sitôt.

— En effet, sourit Chartrain, nous nous sommes quittés hier soir. Mais j’étais loin de me douter que j’allais vous revoir aujourd’hui et encore moins d’apprendre qu’un danger allait vous menacer.

— Ah ! vous dites qu’un danger me menace ? demanda Du Calvet très calme.

Chartrain jeta un regard vers Mme  Du Calvet et le jeune homme, comme pour exprimer à son ami la crainte qu’il avait de s’expliquer plus clairement devant ces deux personnes.

Du Calvet comprit ce regard.

— Oh ! Vous pouvez parler sans contrainte, fit-il avec un sourire tranquille.

Mme  Du Calvet dit à son tour :

— N’ayez crainte, monsieur. Je ne voudrais pas que mon mari fût menacé d’un danger sans que j’en fusse prévenue.

— Elle a raison, mon ami, reprit Du Calvet. Eh bien ! ce danger… savez-vous que je le devine un peu ?

— J’aime mieux cela, sourit Chartrain ; vous m’éviterez l’ennui de vous apprendre une nouvelle pénible.

— Il y a du « Haldimand », n’est-ce pas ? dans la nouvelle que vous m’apportez.

— Hélas, oui !

— Je m’en doutais, sourit Du Calvet. Je devine encore qu’il me fait arrêter à mon tour.

— C’est vrai, confirma Chartrain. Mais