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LES TROIS GRENADIERS

— Pourquoi, vicomte ? fit Jean Vaucourt en frémissant d’indignation. Parce que ce jour peut tarder longtemps à venir, trop longtemps, et que d’ici là ces traîtres peuvent consommer tout à fait la perte de la colonie. Car vous n’êtes pas sans savoir que Monsieur de Lévis travaille au plan d’une campagne pour le printemps prochain. Il veut reprendre Québec à l’ennemi, et nous le voulons tous. Si nous voulons réussir et sauver notre pays, il importe d’écarter les traîtres. N’est-ce pas, Flambard !

— Je suis avec vous, Capitaine, répondit le spadassin sur un ton ferme.

— Je le suis également, s’écria vivement le vicomte. Je vous soumets seulement les difficultés qui se présentent devant les projets que vous élaborez. Tant mieux si vous croyez surmonter ces difficultés et si vous réussissez à faire disparaître ceux que vous appelez des traîtres, et qui le sont effectivement, mais que d’occultes influences protègent. Croyez bien que je vous seconderai autant qu’il me sera possible, et je suis prêt à déposer comme vous le désirez.

— Merci, vicomte, c’est, tout ce que je vous demande. Car remarquez que vos dépositions seront corroborées par d’autres, et que, finalement, la vérité sera tellement éclatante, que nul pouvoir au monde ne saurait empêcher un Conseil de Guerre de faire son devoir. Et maintenant désirez-vous savoir le témoignage le plus important sur lequel nous comptons après le vôtre !

Je suis curieux de le savoir.

— Celui de Madame Péan, répondit Vaucourt en souriant.

— Madame Péan… fit de Loys en sursautant. Mais cette femme ne déposera jamais contre l’intendant ni même contre Foissan.

— Vous vous trompez, vicomte, Madame Péan déposera contre l’intendant pour se venger.

— Pour se venger ?… De Loys demeura interloqué.

— Parce qu’elle est jalouse. Ah ! vous ignorez ce qui se passe chez nos ennemis ? Vous ne savez pas que l’intendant Bigot a délaissé sa reine pour couronner Mademoiselle Deladier…

— Oh ! fit le vicomte, qui, en effet, ignorait ce nouveau caprice de Bigot. Voulez-vous parler d’Eugénie Deladier ?

— Elle-même. Or Madame Péan est tellement jalouse, tellement furieuse, que de sa propre main elle frapperait l’intendant au cœur. Eh bien ! ajouta le capitaine avec conviction, je suis certain que Madame Péan, pour se venger, dénoncera Bigot et le reste de la bande, quitte à dénoncer son propre mari. N’êtes-vous pas de mon avis ?

Le vicomte, avant de répondre, hocha la tête d’un air dubitatif, puis :

— Capitaine, je dois vous dire que je connais aussi Madame Péan, je connais son caractère fougueux et violent, je sais que quand elle hait elle hait jusqu’à la mort, je sais que quand elle aime, elle aime jusqu’à se donner corps et âme… Eh bien ! savez-vous si elle hait Bigot ?

— Je vous ai dit quelle est furieuse…

— Elle peut être furieuse sans haïr…

— C’est vrai. Alors vous doutez que nous puissions compter sur sa déposition.

— Capitaine, sourit le vicomte, je doute, mais il n’est rien d’impossible. Il vous appartient de tenter la chance.

— Nous la tenterons, répliqua Vaucourt sur un ton résolu. Mais d’abord, il nous faut Foissan et nous espérons mettre la main sur lui bientôt, n’est-ce pas, Flambard !

— Oui, capitaine, il sera arrêté demain au plus tard. J’allais me mettre en route. J’ai appris que notre homme est aux Trois-Rivières depuis quelques jours, et il s’apprête à livrer aux Anglais des vivres que Cadet conserve en magasins secrets dans les environs de Batiscan. Il porte avec lui une liste des marchandises destinées aux Anglais. Je vais partir immédiatement.

— Avez-vous vos deux grenadiers ?

— Pertuluis et Regaudin ? Ils ne sont pas au fort, mais je suis sûr de les trouver au cabaret de la mère Rodioux.

Et Flambard se leva pour prendre congé.

— Bonne chance, dit le Capitaine en serrant la main de son ami.


III

LES PRISONNIERS.


Lorsque les trois grenadiers, leurs prisonniers et les soldats qui faisaient escorte pénétrèrent dans le fort, le crépuscule venait. Le froid devenait plus sec et toute