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LES TROIS GRENADIERS

rait qu’il va la réprimander. Mais cela ne dure pas, il retrouve son sourire moqueur. Oui, mais qui sait si ce n’est pas ce sourire moqueur et ce silence plus moqueur encore qui fouettent l’humeur impétueuse de la jeune femme ?

Celle-ci, une fois, a fait un geste si brusque en étendant le bras pour prendre un biscuit dans un plateau d’argent, que l’extrémité de l’hermine a frôlé la coupe de cristal et l’a renversée avec son contenu. Et cette fois Péan n’a pu résister à la démangeaison de sa langue :

— Vous allez devenir insupportable, ma chère !

La jolie femme sursaute et lui décoche un regard meurtrier.

— Eh !… répliqua-t-elle durement, si vous cessiez de m’importuner !

— Moi… je vous importune ? fit Péan avec la plus sincère surprise.

— Sans doute… Ne le comprenez-vous pas ?

— Mais je n’ai pas encore prononcé une parole…

— Hé ! que m’importent vos paroles, je n’y tiens pas ! Seule votre présence suffit de trop à m’importuner !

— Oh ! oh ! s’écria Péan amusé, est-ce que le mari n’a plus le droit de manger en compagnie de sa femme chérie ?

— Pour l’amour du Ciel ! ne faites pas de plaisanteries, monsieur ; c’est bien assez…

— Pardon, ma chère ! interrompit Péan sur un ton sérieux. Je vous assure que je ne plaisante point !

— Vous plaisantez assurément, puisque ce soir vous deviez souper ailleurs qu’à cette table…

— Ah ! tiens, c’est vrai. Monsieur l’Intendant m’avait invité, afin de profiter de son court séjour en cette ville pour discuter certaines affaires urgentes…

— Pourquoi n’êtes-vous pas allé ?

— Pourquoi ? Mon Dieu, croyez bien que ce n’est pas manque de vouloir. Monsieur l’intendant m’a fait dire cet après-midi que des nouvelles peu rassurantes lui parvenaient, et qu’il avait besoin de rester seul pour réfléchir et travailler.

Mme Péan partit de rire avec ironie.

— Et vous avez pris cette explication, dit-elle, pour une vérité évangélique ?

— Eh bien !

— Mon Dieu ! que vous êtes peu sagace, mon ami ! Ne savez-vous pas que Monsieur l’Intendant n’a plus d’yeux, d’oreilles, de bouche, de corps, de cœur, d’âme et d’esprit, que pour cette insignifiante petite Deladier ?

Péan sourit placidement et ne répliqua pas.

Mais ce sourire parut exciter l’ire de la jeune femme.

— Bon ! proféra-t-elle sur un ton concentré, il ne manque plus que vous m’outragiez de vos sourires ambigus et cruels !

— Vraiment, ma chère amie, répliqua Péan en riant, vous me devenez assommante. Si je me tais, vous grognez d’humeur : si je souris, vous vous insurgez ; si je parle, vous tempêtez. Ciel ! qui m’eût dit que les femmes sont si capricieuses, au point de ne savoir jamais ce qu’elles veulent ! Ah ! au fait, j’y pense… Serait-ce la faveur dont jouit la… petite Deladier ?

— Oh ! par exemple… gronda Mme Péan en ébauchant un geste dangereux, ne poussez pas plus loin votre outrecuidance ! Que m’importe la petite Deladier, je vous le demande ?

— En ce cas, occupez-vous de vos trempettes et n’en parlons plus !

— Au contraire, reprit plus impétueusement la jolie femme, parlons-en, car je m’imagine bien…

Elle s’interrompit net pour scruter la physionomie goguenarde de son époux.

— Et qu’imaginez-vous ? fit celui-ci railleur.

— Ah ! vous tenez à le savoir ?… Eh bien ! j’imagine que ce n’était pas avec l’Intendant que vous deviez souper, ce soir, mais bien avec la petite Deladier. Mais, malheureusement, Monsieur l’intendant…

Péan éclata d’un rire énorme en se laissant retomber sur le dossier de son fauteuil.

— Oh ! ne croyez pas me donner le change avec votre rire de pourceau ! vociféra Mme Péan au comble de la fureur. Ne vous ai-je pas surpris l’autre jour en train de baiser les doigts mal tirés de cette petite ribaude qu’est la Deladier ?

— Oh ! oh ! se mit à rire plus fort Péan… Était-ce ce jour où je devais vous trouver, dans la soirée, assise sur les genoux de ce brave LeQuesnel qui profite de mes absences…

— Silence, Monsieur ! hurla Mme Péan. Vous êtes un infâme calomniateur.