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LES TROIS GRENADIERS

te repue, car Péan et d’autres avaient toute l’apparence d’avoir été engendrés de certaine bête d’une origine inconnue.

Il se mit donc à boire, à boire plus qu’à manger… et tout en méditant, tout en retournant dans son cerveau d’occultes projets, et tout en gardant à ses lèvres un sourire d’amère ironie. Et il pensait aux amours de sa femme… peut-être pensait-il plus aux siennes ! En tout cas, dix heures sonnèrent qu’il était encore à table vidant rasades après rasades. Les joues ardentes et plissées, les yeux plissés, la bouche plissée, le menton plissé, tout le corps plissé et enfoncé dans le fauteuil, il semblait vivre dans la plénitude du contentement.

Tout à coup, un heurt discret se produisit dans une porte.

À ce bruit, Péan leva légèrement la tête et amplifia son sourire ironique.

— Allons ! allons ! cria-t-il, la langue pâteuse… pas tant de cérémonie, ma chère amie, je suis encore là et toujours seul. Entrez ! Entrez !

Il acheva de boire une coupe de vin.

Et la porte, par laquelle était sortie Mme Péan, s’ouvrit craintivement, et dans l’entre-bâillement parut un visage futé, rougeaud et mignon qu’encadrait un châle de couleur sombre. C’était une belle enfant qui, souriante, un peu émue et confuse, s’avança de quelques pas sur la pointe des pieds. Pertuluis et Regaudin auraient été joliment étonnés de reconnaître cette jolie servante de l’auberge de France, la Friponne, qui, au gré de Regaudin, s’était fiancée un peu trop tôt. Mais cette apparition ne parut pas moins surprendre Péan qui se leva d’une pièce en faisant entendre un grognement indistinct. Mais il s’abattit aussitôt, sur son fauteuil, ses jambes engourdies par l’ivresse et l’inactivité refusant de le supporter.

— Ah ! ça, bredouilla-t-il qui m’arrive ? N’est-ce pas la ravissante Friponne… cette petite chouette exquise ?… Et moi qui croyais voir entrer ma Furie !

— Chut ! monsieur… souffla mystérieusement la servante qui s’était arrêtée à mi-chemin entre la porte demeurée entr’ouverte et la table.

— Eh ! Eh ! que signifie tout ce mystère ? s’écria Péan, la voix haute et zézayante. Viens m’embrasser, Friponne !

— Monsieur ! Monsieur ! protesta la jeune fille avec plus d’émoi et en reculant de crainte instinctive.

— Je t’ai dit de venir m’embrasser, ricana Péan. Est-ce que cela te fait peur, Friponne chérie ?

— Monsieur… je suis fiancée !

— Mais tu n’es pas mariée ?… Au diable ton marmiton d’enfer ! Voyons, viens…

Il tendait ses bras.

— Mais… monsieur vous allez me trahir et vous trahir… Ne parlez donc pas si haut !

Péan se mit à rire. Puis, à voix basse, imitant l’accent de la jeune fille, esquissant des mimiques enfantines et idiotes, il reprit :

— Viens m’embrasser… viens m’embrasser !

La servante reculait.

— Ah ! ça, tu t’en vas déjà ? Pourquoi es-tu venue ?

Et Péan, cette fois, perdait ses sourires et fronçait les sourcils.

— Monsieur, c’est une communication que je venais vous faire. Si vous n’êtes pas plus sage, je m’en vais !

Elle se trouvait maintenant près de la porte et n’avait plus qu’un pas à faire pour la franchir.

Voyons, reprit Péan, avec une certaine bonhomie et en faisant un effort pour retrouver ses facultés mentales, explique-moi bien vite tout ce mystère dont tu sembles t’entourer à dessein. Tu as dit… une communication ?…

— Oui, Monsieur… de la part de Mademoiselle Deladier !

Péan se leva et il réussit cette fois à se maintenir debout.

— De Mademoiselle Deladier !… murmura-t-il surpris et tremblant.

— Mademoiselle Deladier vient d’être enlevée, Monsieur !

— Enlevée !… Par qui ?

Et comme si cette nouvelle inattendue l’eût frappé au cœur, Péan chancela et manqua de retomber sur son siège.

— Enlevée par deux gentilshommes, Monsieur !

— Des gentilshommes ?… Tu es folle, Friponne ! Tu veux dire des manants, des ribauds, des…

— Je vous assure, Monsieur. Moi-même je leur ai servi à boire ce soir à l’hôtellerie.

— Sais-tu leurs noms au moins ?