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LES TROIS GRENADIERS

vous donner un moment… Vous voyez que je tiens parole !

— Rien qu’un moment ? fit la jeune femme avec un petit air désappointé.

— Que voulez-vous, chère aimée ? Nous vivons dans une tourmente qui nous emporte malgré toute notre volonté de résister. Je ne suis venu que d’hier, et je repars cette nuit même…

— Seul ? demanda un peu ironiquement la jeune femme en scrutant les regards demi voilés de l’intendant.

Celui-ci garda un moment le silence soutenant hardiment le regard jaloux de l’amoureuse. Puis, se mettant à rire, il reprit :

— Asseyons-nous, voulez-vous ? Nous avons tellement de choses à nous dire…

Il l’entraîna vers un tête-à-tête posé devant l’âtre. Comme elle allait s’asseoir, elle demanda :

— Voulez-vous, Excellence, que j’éteigne ce candélabre ?

Bigot hésita une seconde et répondit évasivement :

— Mon Dieu… si cette clarté fait mal à vos beaux yeux…

Mme Péan courut souffler les bougies bleues, et le boudoir ne fut plus qu’à demi éclairé par les courtes flammes du foyer. Cela fait, elle revint, toujours courant, s’asseoir près de l’intendant contre qui elle se tassa amoureusement, demandant d’une voix balbutiante et timide :

— Vous ne m’aimez donc plus, Monsieur l’intendant ?

Bigot tressaillit et la regarda profondément.

— Quoi vous fait poser une pareille question ?

— Le délaissement en lequel vous m’abandonnez depuis l’automne dernier.

— Mais il faut bien que je vous laisse un peu à votre mari. Ne savez-vous pas que ce pauvre Péan est en train de crever de folle jalousie ?

— C’est vrai. Mais peut-être pêche-t-il moins que vous, Excellence.

— Que moi !… Que voulez-vous dire, chère ?

— Que Péan, s’il me trompe souvent, très souvent même, m’accorde au moins ses attentions de temps à autre, tandis que vous…

— Oui… mais moi, chère belle reine, c’est différent. Vous savez bien qu’un intendant-royal n’a pas les libertés qu’il désire.

— À Québec, vous trouviez bien le moyen de les prendre ces libertés ?

— Mais je suis maintenant à Ville-Marie !

— Et moi, aux Trois-Rivières où je suis seule, où je m’ennuie, où je m’étiole, où je meurs…

— Mais non, mais non, vous êtes toujours divine…

— Et vous, ô mon prince, vous prétextez des affaires… Et moi si je suis seule ici en ce bouge, vous à Ville-Marie vous avez…

— Chut ! Chut ! mon ange adoré…

— Non ! Non ! avouez donc qu’à Ville-Marie vous avez bien des jolies femmes ?

— Pas une, vous le savez bien, n’a vos charmes ni votre jeunesse exquise…

— Sauf, peut-être, la petite Deladier ?

Bigot fronça les sourcils.

— Oh ! oh ! ma chère, s’écria-t-il avec une certaine rudesse, que signifie cette sotte allusion à une petite fille de marchand, que j’ai prise simplement sous ma protection, depuis que son père a été avec la garnison de Québec expédié en France ?

— Vrai ? La pauvre enfant ! soupira hypocritement la jeune femme. Mais n’empêche qu’on la dit jolie et amusante…

— Oh ! Mon Dieu… il ne faut rien exagérer. Elle est joliment espiègle !

— Vous ne l’aimez donc pas ?

— Moi… Mais elle m’ennuie, elle m’agace… Une fois que nous serons débarrassés des Anglais, que le fleuve sera libre, je la renverrai à son père, à moins que le sieur Deladier ne revienne en Nouvelle-France refaire son commerce anéanti.

Un silence s’établit, silence uniquement troublé par le pétillement des flammes qui baissaient et qui, de ce fait, projetaient moins de clarté dans le boudoir.

Mme Péan se pressa encore contre la personne de l’intendant, et d’une voix mourante et lui tendant sa gorge admirable :

— Vous ne voulez donc pas m’aimer ce soir ? demanda-t-elle.

Bigot tressaillit encore visiblement.

— Mais je vous jure que je vous aime… que je vous aime toujours !

Elle haussa ses lèvres vers celles de Bigot.

Lui s’écarta légèrement.

— Vous êtes folle, mon amie, souffla-t-il. Il faut être sage… Qui sait si Péan…

— Oh ! vous ne m’aimez plus… vous ne