Page:Féron - Les trois grenadiers (1759), 1927.djvu/43

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
41
LES TROIS GRENADIERS

— Et dire que je me suis vue à deux doigts… oui deux doigts de l’abîme ! Oh ! cette petite Deladier, qui a failli me jeter le ciel sur la tête et que j’ai tant exécrée, j’ai envie de l’aimer ! Je lui dois d’avoir retrouvé l’amant qu’elle m’avait pris ! Car, si j’eusse été enlevée par ces deux grenadiers, l’Intendant la ramenait à Montréal et elle triomphait ! Mais c’est elle qu’on enlève, par je ne sais quel concours des génies célestes, et c’est moi que l’Intendant emporte dans ses bras ! Oh ! ces deux grenadiers que j’ai tant détestés, que j’ai voués à toutes les calamités, il me semble que je vais les estimer, que je vais les bénir ! Et ce Flambard… ce Flambard que j’ai tant maudit, n’est-ce pas lui qui dirigeait ces deux grenadiers… Oui, lui aussi je le bénis presque…

Elle s’interrompit net, devint très pâle et demeura figée, les yeux écarquillés avec stupeur ou effroi sur son miroir. Car elle voyait là, dans la glace, quelque chose d’insolite… ou plutôt ; un être quelconque… une apparition magique, fantastique… Mais c’était peut-être une illusion d’optique ? Elle se pencha légèrement vers le miroir… mais oui, là, assis à côté de cette porte, n’y avait-il pas un homme… un homme qui la regardait… un homme qui souriait narquoisement… et un homme qu’elle reconnaissait trop bien ! Mais comment se faisait-il que cet homme se trouvât dans sa glace ? Et cet homme… oui, c’était bien Flambard !

Elle voulut pousser un cri, mais tout son s’arrêta dans sa gorge. Puis elle tourna sur elle-même et demeura un moment pétrifiée. Le diable avec ses cornes, sa fourche et cent démons ricanant et grinçant ne l’auraient pas médusée davantage.

Oui, Flambard était bien là tranquillement assis près de la porte qui ouvrait sur le corridor. Mais cette porte, le spadassin l’avait refermée. Il était donc là, seul, et il souriait. Il était là vêtu comme un bourgeois aisé et sans armes… du moins sans rapière.

— Vous… vous… murmura enfin Mme Péan en se laissant choir sur un siège tout près.

— Madame, dit le spadassin en s’inclinant, j’ai bien cet honneur d’être devant vous, et vous me pardonnerez…

— Vous pardonnez ? interrompit la jeune femme avec un éclat d’indignation dans ses beaux yeux ; prenez garde, Monsieur ! Ne savez-vous pas que vous êtes chez Monsieur l’Intendant-Royal ?

— Je le sais si bien, Madame, que, voulant entretenir Monsieur l’Intendant, pour affaires d’importance et Monsieur l’Intendant se trouvant occupé à d’autres affaires, Monsieur l’Intendant m’a prié de venir vous tenir compagnie en attendant qu’il fût libre pour moi d’abord, libre pour vous ensuite !

Monsieur, je ne vous crois pas ! s’écria la jeune femme qui ne savait comment interpréter le sourire ambigu qui courait sur les lèvres minces de Flambard.

— Mais alors, Madame, comment pourrais-je me trouver ici ?

— C’est ce que je me demande. Car je me doute bien que vous ne vous êtes pas introduit ici pas les voies ordinaires.

— Vous croyez ?

— Et je sais bien que ce n’est pas à Monsieur Bigot que vous avez affaire, mais à moi !

— Vous êtes perspicace, Madame.

— Je me rappelle trop bien les deux séides que vous avez dépêchés aux Trois-Rivières dans le dessein de m’enlever.

— Et qui ont enlevé Mademoiselle Deladier à votre place ?

— Ah ! ah ! vous en êtes déjà informé ?

— Hélas ! Madame, la méprise fut si terrible à celle qui en a été l’innocente victime, qu’elle en mourra. Cela ne vous fait pas de peine ?

— Hé ! monsieur, que peut m’importer !

— Mais une rivale ?

— Oh ! voulez-vous m’outrager ?

— Dieu m’en garde, Madame !

— N’oubliez pas qu’il y a ici dans une salle soixante gardes de Monsieur l’intendant !

— Je les connais.

— Et vous êtes sans rapière !

— Jamais, Madame, je ne vais à un rendez-vous d’amour avec des armes !

— Monsieur… cria la belle femme indignée par le sarcasme du spadassin.

— Madame ?

— Savez-vous que je n’ai qu’à frapper à cette porte pour appeler à moi ?

— Mais vous ne franchirez pas cette porte !

— Oseriez-vous encore porter les mains sur ma personne ?

— Pas moi, Madame !