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LES TROIS GRENADIERS

Le général, la main supportant son menton, le sourcil froncé, dit :

— Franchement, Monsieur Flambard, j’étais un peu opposé à de tels procédés. Ne craignez-vous pas que le roi n’en soit outragé ?

— Monsieur, répondit le spadassin, j’ai pris toute l’affaire sur ma propre responsabilité, et je tiens à vous assurer, de même que j’en ai assuré Monsieur le gouverneur, que nulle réprimande ne vous sera faite de la part du roi, car s’il y a réprimandes, elles seront pour moi, moi seul ! Au reste, n’avez-vous pas agi comme général-en-chef, selon les droits et pouvoirs que vous confère votre grade, et Monsieur de Vaudreuil comme le premier représentant du roi ?

— Certes, certes. Mais nous ne pouvions agir de la sorte que le roi n’eût signé un décret relevant ces messieurs de leurs fonctions.

Flambard se leva brusquement, grandit sa taille de géant, et répliqua avec un accent d’autorité et de défi qui stupéfia le général :

— Ce décret, monsieur le général, est signé… il a été signifié !

— Que dites-vous ?

— Je dis que moi, Flambard, je me suis emparé de l’autorité royale dans l’intérêt même de cette autorité, et que j’ai démis l’Intendant-Royal de ses fonctions pour le mettre sous arrêts.

— Mais qui remplacera l’intendant ?

— Moi, Monsieur.

Lévis considéra ce grand gaillard avec admiration. Jamais il n’avait vu audace et témérité pareilles, et jamais il n’avait rencontré un soldat comme ce grenadier pour aimer autant son roi et son pays.

— Oui, moi, Monsieur, reprit Flambard d’une voix terrible. Et tout cela, je l’ai écrit au roi ! tout cela, je le dirai au roi le jour où je me présenterai devant lui, et je sais que le roi m’approuvera. Car, Monsieur, sachez-le : s’il est d’infâmes courtisans en France qui font tout leur possible pour consommer la perte de la Nouvelle-France, je sais que le roi, lui, tient à sa colonie ; malheureusement, influencé et trompé par cent coteries insidieuses le roi n’est le plus souvent qu’un jouet. Il veut et ne veut pas. Et ces affreuses coteries ont ici leurs agents que je ne nomme point, puisque vous les connaissez, et des agents qui ont juré la perte de la colonie. Ils ont gagné une première manche par la capitulation de Québec, et à présent ils travaillent pour gagner la seconde. Eh bien ! Monsieur, si le roi n’est pas ici pour vouloir, il doit être de ses sujets pour vouloir pour lui, et moi j’ai voulu et je veux ! Je veux, Monsieur comme vous voulez-vous-même. Vous voulez reprendre Québec aux Anglais, et vous avez raison. Tout un peuple et toute une armée de braves ont mis leur unique espoir en vous, et vous devez prendre Québec et vous devez chasser les Anglais du pays ! Et vous le ferez, j’en suis sûr. Et c’est pourquoi je vous seconde de toutes mes forces, c’est pourquoi il se trouve tant de jeunes et brillants officiers canadiens — tel Jean Vaucourt — qui vous secondent, et c’est pourquoi, Monsieur, pour ne pas exposer vos plans à la faillite, moi, Flambard, j’ai cru devoir retrancher la bande de coquins et de traîtres qui rongent les entrailles de la colonie comme un ver monstrueux. Monsieur, avec ces hommes hors de nuire, croyez-le, la victoire est à nous !

M. de Lévis avait approuvé de la tête tout ce que le spadassin lui avait débité ; et il allait parler, lorsqu’une voix de stentor, qu’on aurait pu reconnaître pour celle de Pertuluis, retentit dans la nuit silencieuse :

— Alerte, grenadier Flambard !

De suite la voix aigre et perçante de Regaudin clamait :

— Au feu !… Au feu !…

Le spadassin jeta une imprécation, tandis que Lévis se levait d’un bond. Les deux hommes traversèrent en courant un long couloir au bout duquel se tenaient en faction les grenadiers Pertuluis et Regaudin.

— Eh bien ! quoi ? demanda Flambard.

— Voyez ! dit Pertuluis en montrant par la porte ouverte une lueur rouge qui teintait le ciel noir.

— Par Notre-Dame ! proféra le Chevalier de Lévis, n’est-ce pas là un incendie… et sur la rue Saint-François ?

Flambard fut soudain agité par un pressentiment terrible. Et, pendant que s’élevait dans la nuit et que courait sur toute la cité une rumeur sans cesse grandissante, le spadassin dit au chevalier :

— Monsieur, j’ai oublié de vous infor-