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Page:Féron - Les trois grenadiers (1759), 1927.djvu/56

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LES TROIS GRENADIERS

— Oh ! soyez tranquille, sourit la Pluchette, je n’ai pas eu froid. Du reste, le lieutenant Aubray m’a dit qu’il devait veiller sur Madame Vaucourt et sur son capitaine.

— Bon ! bon ! dit le spadassin. Allons ! je pense que je n’ai qu’une chose à faire : courir au fort et y remettre l’ordre. Ah ! ça, mes amis grenadiers, par les deux cornes de satan ! je crois qu’au Fort Jacques-Cartier il y a de la besogne pour nous !

— Enfourchons nos quatre-vents, répondit Pertuluis, et galopons !

— Bravo ! cria Regaudin. Puisqu’il est écrit qu’aujourd’hui on ne peut se griser d’eau-de-vie, grisons-nous de vent et d’air !

Et, en effet, une heure après les trois grenadiers galopaient vers le Fort Jacques-Cartier.


II

LA MÉPRISE DES GRENADIERS


Il nous faut ici revenir de quelques jours en arrière pour nous instruire des événements qui s’étaient passés au Fort Jacques-Cartier depuis que Flambard en était parti avec ses deux grenadiers et la caravane et l’escorte chargées de vider le magasin secret qu’on avait découvert à Batiscan.

Foissan, comme on se le rappelle, avait été mis sous cadenas. La garnison, que cet événement avait surprise et quelque peu dérangée, s’était remise à sa routine journalière. Le calme régnait donc comme avant.

Chez Jean Vaucourt il y avait plus d’animation depuis que Marguerite de Loisel et le vicomte de Loys y avaient élu domicile. Les deux femmes avaient souvent des entretiens exquis, tandis que de Loys, dont la convalescence avançait rapidement, jouait avec le petit Adélard lorsque le capitaine était appelé hors de chez lui par ses fonctions. Depuis longtemps nos amis n’avaient connu autant de paix et de bonheur, et, pourtant, cette paix et ce bonheur n’étaient pas toujours exempts d’ombre, il restait dans les cœurs quelque inquiétude : car on n’oubliait jamais que la capitale était aux mains des Anglais. À quarante milles du Fort Jacques-Cartier flottaient les couleurs d’Albion ! Et l’on prévoyait qu’au printemps l’Angleterre enverrait des renforts considérables à Québec, tandis que des armées venant des colonies anglaises marcheraient contre Montréal. Mais on avait le fervent espoir que la France saurait devancer l’Angleterre et que Le Mercier reviendrait avec des navires, des soldats et des armes à temps pour se mettre en garde contre l’ennemi. Or, l’inquiétude venait de la crainte que la France retardât d’envoyer les secours attendus.

Et la crainte et l’espoir tour à tour assiégeaient les esprits par tout le pays, et souvent la crainte dominait à cause des sombres horizons qui s’amplifiaient de toutes parts. Les affaires étaient paralysées par le manque d’argent. L’ouvrier ne trouvait plus à gagner sa subsistance. Le laboureur, énormément appauvri et dépourvu des premières nécessités, perdait courage. Le soldat, affamé sur sa pauvre ration, menaçait de déserter. La plus lourde tâche de M. de Lévis, durant ce terrible hiver, fut de maintenir le moral de son armée. Car dans cette armée comme parmi le peuple c’étaient toujours les mêmes murmures :

« Si Monsieur Bigot et ses associés mangent et boivent bien, comment se fait-il que nous ne puissions bien manger et boire ? Est-ce que nous ne le méritons pas autant que ces messieurs de la Grande Compagnie ? »

Il fallait faire taire les murmures, et pour redresser les courages il importait que les officiers et fonctionnaires demeurés honnêtes et loyaux souffrissent tout autant que leurs subordonnés. C’est pourquoi l’on vit M. de Lévis manger ce que mangeaient ses soldats, et l’on vit officiers et fonctionnaires, et en tête Lévis et Vaudreuil, prendre dans leurs goussets déjà minces la somme plus ou moins suffisante et dépêcher à M. Cadet, le grand échanson, et à M. Bigot, le grand argentier, un envoyé spécial chargé de se procurer, rubis sur l’ongle, des vivres et des vêtements pour les soldats. Or, il était reconnu que pour des bons ou du papier-monnaie émis en remplacement de l’or, attendu que l’or avait été entassé dans les coffres de la Grande Compagnie, on n’obtenait rien ni de M. Cadet ni de M. Bigot ; mais pour de l’or sonnant on avait tout ce qu’on désirait. L’unique chose qui valut de l’or c’était la solde des officiers et fonctionnaires ; sur ces soldes données en garantie M. Bigot avançait de l’or, et avec cet or