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LES TROIS GRENADIERS

des lèvres de Flambard on aurait pu surprendre l’ombre d’un sourire…

— Apprêtez, ! commanda Vaucourt à ses soldats.

Douze fusils furent épaulés…

Mais à l’instant même la voix d’une femme criait :

Arrêtez ! Arrêtez !…

La surprise secoua rudement tous les spectateurs, quand on vit Mme Péan sauter à bas de l’estrade et aller, en courant, se placer entre le peloton et le condamné.

Ne tirez pas ! reprit-elle avec un accent éperdu.

Puis elle courut au condamné.

— Arrière, Madame ! lui cria Flambard d’une voix terrible.

Jamais ! rugit Mme Péan en se pendant au cou du condamné. Qu’on me tue avec lui ! Feu ! Feu ! Jean Vaucourt… achevez votre œuvre infâme !

Le gouverneur fit un geste énergique et commanda :

— Soldats, abaissez les fusils !… Madame, ajouta-t-il, cet homme a été condamné, et lorsqu’il était temps de prendre sa défense, vous ne l’avez pas fait. Il est trop tard à présent, retirez-vous !

— Cet homme, Excellence, répliqua la jeune femme, n’a pas été condamné…

— Arrière ! rugit de nouveau Flambard en s’élançant vers Mme Péan pour l’écarter. Mais il était trop tard : la jeune femme venait de tirer de son corsage une dague à l’aide de laquelle elle coupait le châle.

Un cri de stupeur s’échappa de toutes les poitrines : on voyait émerger hors des débris du châle la figure blafarde de l’Intendant-Royal.

— Ventre-de-diable ! jura Pertuluis, la ribaude a fait rater le coup !

— Biche-de-bois ! murmura Regaudin, admiratif, ce que c’est que l’amour… comme ça vous donne un flair…

Une sourde rumeur courait dans la foule.

La voix de Flambard éclata soudain :

— Par les deux cornes de Lucifer !…

D’un bond prodigieux il sautait sur un parapet, se penchait sur la palissade et commandait sur un ton formidable :

— Feu ! Feu !…

À l’instant même, derrière la palissade plusieurs coups de feu éclataient avec fracas, puis un silence sinistre se faisait.

Alors le spadassin s’assit sur le faîte de la palissade, les jambes pendantes et le visage tourné vers l’estrade, puis il se mit à rire.

— Ah ! ça, grenadier Flambard, s’écria le gouverneur que l’étonnement bouleversait, voulez-vous bien nous expliquer ?

— Excellence, répondit le spadassin, la comédie est jouée… Voyez !

Il indiquait des soldats qui venaient d’entrer dans le fort et qui portaient sur un brancard un cadavre ensanglanté… c’était celui de Foissan !

Alors, on crut comprendre ce qui s’était passé.

Quant à Bigot, il venait de s’évanouir, et écrasé au pied de la palissade il demeurait inerte ; Mme Péan affaissée sur lui pleurait et sanglotait.

N’importe ! justice était faite, du moins en partie.

— Oh ! grondait Flambard à Jean Vaucourt quelques instants après, ils n’échapperont pas toujours, les gredins ! Par les deux cornes de Satan ! capitaine, je le jure, tous ces infâmes malandrins recevront leur châtiment, dussé-je crever à la peine !


CONCLUSION.


Et tel que l’avait juré Flambard, les traîtres reçurent leur châtiment, comme il est relaté dans les mémoires du capitaine Vaucourt. Mais ce ne fut que deux années après.

M. de Lévis, tel qu’il en avait préparé les plans, avait, au printemps de 1760 mené ses troupes sous les murs de Québec. Le 28 avril il y gagnait contre les Anglais la deuxième bataille des Plaines d’Abraham, dite « Bataille de Sainte-Foye ». Les Anglais se renfermaient dans les murs et les Français, aidés des milices canadiennes, commençaient le siège de la cité. On attendait plus que jamais les secours réclamés de la France, secours qui auraient permis au Chevalier de Lévis de reprendre la capitale et de chasser les Anglais hors de la Nouvelle-France. Mais un jour on voyait apparaître devant l’île d’Orléans des navires anglais au lieu des navires qu’on espérait de France. Et ces navires portaient des soldats en quantité, des armes, des munitions, des vivres, si bien que l’ennemi ainsi renforcé pouvait enfermer les troupes françaises dans un cercle de