Aller au contenu

Page:Féval - Cœur d’acier,1865.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pieds, jusque dans le corridor. Chaque fois, il en était revenu plus sombre, quoique sans diminution notable d’appétit. Il prit le corps du poulet, afin de ménager les ailes, et se dit :

— Ce n’est pas que j’y tienne autrement à Marguerite, mais celui-là me déplaît !

Marguerite était demi-couchée sur le divan, les deux bras arrondis sous sa tête. Ses yeux rêveurs semblaient suivre au plafond de vagues images qui fuyaient.

— Non pas pure comme de l’or, disait-elle à Roland qui l’écoutait subjugué. Le moindre choc entame l’or. Il faut avoir de l’or ; il ne faut pas être d’or. Je suis d’acier. J’ai eu peur de moi-même parfois en me sentant si forte et si invulnérable. Que serait-il advenu si mon père, au lieu de mourir, vaincu, était maintenant, comme il ne pourrait manquer de l’être, par le seul bénéfice du temps, un général heureux et glorieux ? Je n’en sais rien et peu m’importe. J’ai vu le monde, ce qu’ils appellent le grand monde ; j’ai fait plus : j’ai été du monde. J’aurais pu y rester, enchaînée par un lien de diamants et de fleurs. Le monde était comme vous, Roland, il me trouvait belle. Moi, je le regardai une fois avec les yeux de mon âme ; il me fit mépris et pitié. Je vous ai dit : je n’ai pas de cœur ; cela est vrai, dans le pauvre sens que vous attachez tous à ce mot. Cela signifie que ma conscience se révolte à l’idée d’avoir pour maître un homme…

— Mais si l’homme était votre esclave ! l’interrompit Roland.

Toute sa passion était dans le tremblement profond de sa voix.

— Vous êtes bon, murmura-t-elle, comme si un souffle soudain eût détourné le cours de sa pensée. Je n’ai jamais vu un jeune homme si beau que vous, et j’entends par beauté tout ce qu’on aime. Il y a dans votre prunelle veloutée la vaillance d’un chevalier des grands jours, la chère folie d’un poète ; votre taille est souple et fait songer aux joies d’amour que j’ignore, que je dédaigne, mais que je devi-