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LES HABITS NOIRS

chercher un coupé sur le boulevard. Le coupé était pour monsieur le comte qui laissa le restaurant, frais et dispos, après avoir pris son chocolat.

Le coupé tourna l’angle du boulevard et trotta vers la Madeleine.

— Papa va dinguer, se dit Saladin, mais c’est un détail. Ce qui m’afflige c’est de ne pas pouvoir user ses jambes au lieu des miennes.

Il ne fallait pas penser à avertir Similor. Le cheval du coupé était par hasard un trotteur passable, et tout ce que put faire Saladin ce fut de ne le point perdre de vue.

Il était maigre, ce Saladin, il avait de longues jambes effilées comme celles d’un cerf, et une haleine à rester trois minutes sous l’eau. Quand le coupé s’arrêta, à une demi-lieue de là, devant la porte d’un magnifique hôtel du faubourg Saint-Honoré, c’est à peine si Saladin avait au front quelques gouttes de sueur.

Monsieur le comte paya le coupé et disparut derrière les ventaux de l’élégante porte cochère qui se referma.

Le cœur de Saladin n’avait pas battu pendant sa course, mais, à ce moment, il s’agita doucement.

— C’est de la chance ! se dit-il, je parierais trois francs que je suis tombé du premier coup sur le nid de l’oiseau !

Il regarda l’hôtel attentivement. C’était une de ces splendides demeures, bâties entre cour et jardin, dont la façade regarde le faubourg et qui déploient sur l’avenue Gabrielle leur arrière-face plus riche encore.

Je ne sais pourquoi Saladin songea :

— C’est tout près de l’hôtel de Praslin, où il y eut un duc qui tua une duchesse.

Comme il pensait cela, un homme le heurta en passant.

Saladin ôta son chapeau et s’écarta, car il était prudent et poli. L’homme qui l’avait heurté ne le vit même pas. C’était un personnage de haute taille, très brun de poil et de peau, mais ayant déjà dans sa barbe et dans ses cheveux des touffes grisonnantes.

Beaucoup de gens vous diront que la richesse se devine indépendamment du costume ou de tout autre signe extérieur, y compris la distinction du visage et de la tournure. Il y a plus, ce signe subtil qui est comme la couleur ou l’odeur de la richesse est souvent le contraire absolu de la distinction.

Saladin aurait parié que ce personnage au teint de bistre était pour le moins millionnaire.

Celui-ci entra dans une allée qui faisait face au magnifique hôtel et s’y cacha maladroitement, comme ces barbons de comédie qui jouent le rôle d’espion en laissant voir à tous, les fils blancs dont sont cousues leurs finesses.

Saladin n’était pas un esprit romanesque, tant s’en faut ; il repoussa l’idée trop commode que cet homme pouvait bien être le fameux duc qui lui avait donné une pièce de vingt francs au guichet de la rue Cuvier. C’eût été à son sens un bonheur excessif que de tomber ainsi du premier coup en plein milieu d’un drame qui aurait troublé si favorablement l’eau où il se proposait de pêcher.

Et pourtant ses vagues souvenirs s’éveillaient : il est certain que l’homme du guichet de la rue Cuvier, l’homme qui avait offert des primes aux