Aller au contenu

Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/211

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
400
LES HABITS NOIRS

— Il ne suffit pas ici, ajouta le vicomte Annibal avec un amer mépris, de savoir avaler les sabres !

Saladin sauta sur cette interruption comme sur une proie.

— Messieurs, s’écria-t-il en se levant et en passant sa main dans l’entournure de son gilet, dans notre ordre social, depuis le plus infime degré de l’échelle jusqu’au plus élevé, permettez-moi de vous le dire, je ne vois partout qu’avaleurs de sabres. Le monarque prussien attirant l’Autriche dans la guerre contre le Danemark…

— Écoutez ! fit le Prince, vivement intéressé.

Au contraire, Comayrol s’écria :

— Mon bon, nous ne nous occupons pas ici de politique, hé !

Et Jaffret ajouta d’un accent plaintif :

— Le cher jeune homme avait préparé une tirade… gare !

— Le candidat électoral faisant sa profession de foi, voulut poursuivre Saladin, le ministre équilibrant le budget, les rois gênés qui enfilent des tirages comme des perles autour de leurs emprunts…

— Et les philanthropes qui vous forcent à vous assurer sur la vie, déclama Comayrol en imitant son accent. Hé donc ! Pécaire ! Et les apôtres qui arrachent les dents avec un pistolet…

— Et les bons cœurs, privés de capitaux, qui déclament contre l’usure… insinua le bon Jaffret.

— Et les anciens de Clichy qui ont mis la lance en arrêt contre la contrainte par corps…, glissa le Dr Samuel.

— Avaleurs de sabres ! s’écria le Prince, enchanté, avaleurs de sabres !

Tout le monde répéta triomphalement en regardant Saladin :

— Avaleurs de Sabres !

Monsieur le marquis de Rosenthal avait été d’abord légèrement déconcerté, mais, à la fin de la manifestation, il avait repris son sourire vainqueur ; il frappa l’un contre l’autre ses gants sang-de-bœuf, et dit :

— Bravo, mes chers seigneurs ! vous êtes moins vieux que je ne croyais, je vous dois cette justice, et vous avez sabré ma chanson avec infiniment d’esprit. Bravo ! encore, et tant mieux ! Entre gens d’esprit on a moins de peine à se comprendre. Venons donc au fait. Demain monsieur le duc de Chaves, déjà nommé, aura, dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré, une somme ronde de quinze cent mille francs.

— Vous vous trompez, mon petit monsieur, s’empressa de dire Annibal Gioja, la somme ronde est de deux millions.

Saladin se tourna vers lui avec lenteur :

— Ah ! fit-il.

Puis son regard revint vers le groupe qui lui faisait face, comme pour lui demander : est-ce vrai ?

Comayrol lui adressa un petit signe de tête moqueur que le bon Jaffret traduisit ainsi :

— Cher jeune homme, vous avez personnellement toutes mes sympathies ; mais vous arrivez un peu trop tard.

Saladin resta un instant pensif, puis il se demanda tout haut à lui-même :

— Y aurait-il donc à l’hôtel de Chaves trois millions cinq cent mille francs ?