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LES HABITS NOIRS

que la plupart des indiennes et jaconas. Ça peut aller à la lessive un nombre de fois indéterminé. Et quand il n’y en a plus, ajouta-t-il en frappant sur sa boîte, il y en a encore.

— C’est juste, dit Guite, vous êtes un vieil amour, papa Languedoc, embrassez-moi.

Puis se tournant vers Saladin, elle ajouta :

— Monsieur le marquis, déliez les cordons de votre bourse.

— Un instant ! répondit Saladin. Languedoc et moi nous n’en avons pas fini pour aujourd’hui. Il y a quatorze ans que je lui dois un petit déjeuner fin.

— C’est pourtant vrai, fit le peintureur en riant, quatorze ans sonnés depuis la dernière foire au pain d’épice. Cette fois-là, monsieur le marquis, on t’avait dressé une assez jolie tête de portière, pas vrai ?

— Ah ça ! fit mademoiselle Guite étonnée, vous avez donc gardé quelque chose ensemble, vous deux ?

— Ne faites pas attention, s’empressa de répondre Languedoc, en foire nous tutoyons tout le monde à tort et à travers, mais monsieur le marquis sait bien le respect que je lui porte.

Saladin avait entraîné le Dr Samuel dans l’embrasure d’une fenêtre.

— Il faut que je voie vous et ces messieurs dans la journée, lui dit-il tout bas. Les choses, désormais, vont marcher très vite. Je suppose que vous avez deviné la mécanique ? Il s’agit maintenant de pousser la chère enfant dans les bras de sa tendre mère, de l’installer à l’hôtel, etc. C’est la moindre des bagatelles. Dans quelques heures, je fixerai l’ordre et la marche de notre travail ; prévenez donc nos amis, et soyez ici en permanence, à dater de deux heures.

— Très bien, répondit le docteur qui ne demanda pas d’autre explication.

— Ce n’est pas tout, reprit Saladin en baissant la voix davantage, ce brave homme a notre secret.

Le docteur le regarda avec inquiétude.

— Jamais je ne me charge de rien de semblable…, murmura-t-il.

— Vous ne m’avez pas compris, poursuivit Saladin, il s’agit tout simplement de le faire déjeuner, bien déjeuner… déjeuner si bien qu’il s’endorme à la fin du repas.

— Cela se peut, mais rien que cela.

— Attendez. Comme il nous a rendu service, il ne serait pas généreux de le jeter ivre ou endormi sur le trottoir. Vous avez bien un trou, une décharge ; vous le mettrez à cuver son vin dans un coin, et demain…

— C’est que nous serons terriblement occupés demain, dit le docteur.

— Certes, certes. Aussi, comme il aura la tête lourde, on lui donnera quelque potion qui le tiendra en repos. Après-demain, ou tout au plus tard le jour qui suivra, ne vous inquiétez pas, je me charge de lui. — Eh bien ! voilà qui est entendu, reprit-il tout haut en quittant l’embrasure, ce bon docteur se charge d’acquitter ma dette… ah ! ah ! maître Languedoc, s’il n’est pas peintureur comme toi, c’est du moins un fier gastronome ! La petite et moi nous allons faire une course et nous revenons nous mettre à table. Vous pourrez grignoter les hors-d’œuvre en nous attendant. À bientôt ! vieux, je suis content de toi et tu auras fait une bonne journée.